vendredi 8 janvier 2016

134 - Déjà mal mariée

Nous commençons l'année 2016 comme nous avions fini 2015 : avec une chanson qui nous renvoie vers les métiers du bâtiment. Lors d'un épisode précédent le compagnon quittait précipitamment sa belle pour éviter les contraintes du mariage. Renversement de situation ici, puisque c'est la mariée qui trouve à se plaindre. Mais pourquoi épouser un tailleur de pierre ?
Oui, pourquoi cette version particulière a-t-elle évincé toutes les autres qui se situent toujours dans le milieu des vignerons ? Pourquoi cette pauvre fille va-t-elle casser des cailloux comme les bagnards ? Pourquoi cette chanson est-elle devenue une rengaine passée par le chant scolaire, ressassée dans les carnets de chants des mouvements de jeunesse et serinée dans les noces ?
pour écouter la chanson et lire la suite


Quasiment toutes les autres chansons qui racontent la même histoire font référence à un « homme des vignes », un « planteur, planteux, bêcheur ou tailleur de vignes ». Que ce soit dans l'ouest où elle a été le plus souvent collectée (vendangée?) ou dans des vignobles plus éloignés, jusqu'en Champagne ou en Moselle. Ce qui justifie le changement de décor c'est que l'origine probable de ce texte ci est une partie de la Haute Bretagne où les carrières sont plus nombreuses que les vignes. Et pourtant le sieur Decombe (1) en a noté une, où la fille se marie d'o un tailleur de vignes, dans le pays de Dinan, secteur où le granit se taille mieux que le cep. Et pourtant on la chante aussi en Loire-Atlantique, où la plupart des versions collectées se passent, naturellement, dans les vignes.
Bref, elle a donc trempé son pain dans le jus de la pierre ; façon poétique d'exprimer qu'elle en bave avec son époux, et de nous rappeler que, jadis, le statut de la femme mariée comportait un volet socio-économique aussi important que la vie de couple, qu'on ait épousé un paysan, un tailleur de vignes ou de pierre ou un marchand de velours.
Cette évocation est un raccourci des péripéties détaillées dans d'autres versions. La jeune mariée y est souvent battue parce qu'elle se repose dans les vignes au lieu de travailler. Et si elle explique qu'elle est lassée ou malade, voici la réponse donnée du coté des crus de la Loire (plutôt Sancerre que Muscadet) :
Le matin sont malades,
Le soir elles sont guéries
(2)
et aussi
quand l'ennui les tourmente
Elles ont mal à la tête
Mais au bout de quelque mois
le mal de tête leur passe (3)
Si la mal mariée s'adresse au clergé local pour y trouver une oreille compatissante, on débouche sur la morale habituelle :
Des femmes en faire des filles
L’Église ne l'ordonne pas (4)
en ajoutant parfois que :
D'une jeune femme
On peut faire une jeune mère
En guise de consolation : bercez, bercez, mesdames c'est là votre métier !
Ce tour d'horizon étant effectué, vous nous ferez remarquer qu'on ne sait toujours pas pourquoi le tailleur de pierre a supplanté le tailleur de vignes dans le folklore. Nous pouvons donc juste supposer que la diffusion écrite, puis enregistrée de cette version en a fait le modèle type. Ce qui est aussi le cas avec d'autres chansons traditionnelles qui ne sont plus connues que dans une seule interprétation alors que leur variantes sont multiples.

Notes :
1 - Lucien Decombe – chansons populaires recueillies dans le département d'Ille et Vilaine - 1884
2 - Millien, en Nivernais
3 - Barbillat et Touraine, en Berry
4 - Noté par Louisette Radioyes à St Congard, Morbihan

interprète : Simone Lalande – réponses : Annick Mousset, Béatrice De Noue, Isabelle Maillocheau
source : Simone Lalande d'après la version entendue de son père, Auguste Picaud, de la Madeleine en Guérande
catalogues :
Coirault 5510, mariée à un tailleur de vignes
Laforte I, D-26, la mariée aux vignes

Mon père m'a mariée à un tailleur de pierre (bis)
Le lendemain de mes noces, m'envoie à la carrière, là !
Déjà mal mariée, déjà
Déjà mal mariée, gué

Le lendemain de mes noces, m'envoie à la carrière (bis)
Et j'ai trempé mon pain dans le jus de la pierre, là!
Déjà mal mariée, déjà...

Et j'ai trempé mon pain dans le jus de la pierre (bis)
Par là vint à passer le curé du village, là !
Déjà mal mariée, déjà...

Par là vint à passer le curé du village (bis)
Bonjour monsieur l'curé, j'ai trois mots à vous dire, là !
Déjà mal mariée, déjà...

Bonjour monsieur l'curé, j'ai trois mots à vous dire (bis)
Hier m'avez fait femme, aujourd’hui faites-moi fille, là !
Déjà mal mariée, déjà...

Hier m'avez fait femme, aujourdhui faites-moi fille (bis)
Hélas ma pauvre enfant, la chose est impossible
Déjà mal mariée, déjà...

Hélas ma pauvre enfant, la chose est impossible (bis)
De fille je fais femme, de femme ne fais point fille, là !
Déjà mal mariée, déjà...


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire