Ruffigné est un petit bourg, où y'a des filles aux alentours (1). Mais Ruffigné n'est pas le seul bourg où l'on conte cette histoire de prétendant repoussé par la famille de sa chérie. Dans un contexte social où les parents jouent encore un rôle prépondérant dans le choix des futurs époux de leurs filles, certains éléments jouent certainement en défaveur de biens des métiers qui constituent, de fait, une vraie classe de parias. L'aptitude professionnelle n'est pas tant en cause que les considérations économiques d'abord, morales et sociales ensuite.
pour écouter la chanson et lire la suite :
Notre chanson a déjà connu une belle carrière discographique. Enregistrée dans les années 60 par le groupe folklorique « Tréteau et Terroir » de Nantes, elle a été reprise et popularisée par les Tri Yann, dans leur troisième album. Voilà pourquoi elle ne vous est sans doute pas inconnue. Mais Ruffigné, une des plus petites communes du département de Loire-Atlantique, dans le canton de Rougé, arrondissement de Chateaubriant, ne dispose pas du monopole de cette chanson. On la retrouve fréquemment ailleurs en Bretagne où il est majoritairement fait référence au bourg de Guémené. Ici il faudrait ouvrir une parenthèse pour savoir de quel Guémené on parle. Si la commune morbihannaise de Guémené sur Scorff semble tenir la corde, Abel Soreau en avait recueilli une version à Guémené-Penfao (44). Toute polémique entre les deux serait vaine si on considère que le couturier réside parfois à Poligné, Saint Martin des prés, Gomené, Guilleret, Guignolet ou Tréhigé (Tréguier?), du moins pour les besoins de la rime. Ce qui nous amène encore à Saint Laneu ou Termoreu quand la langue gallèse a besoin de rimer avec « couturieu ». D'ailleurs pour comprendre l'assonance dans cette version particulière, il faut savoir que Ruffigné se prononce couramment « Ruffigneu ». Les versions collectées outre-Atlantique n'ont pas ce problème. Si l'assonance reste la même, le lieu semble avoir moins d'importance que la famille de la jeune fille. Le couturier fréquente tantôt la fille de Jean Caillé, tantôt celle de Jos Picher ou celle d'Henri Gauthier.
Ce long développement juste pour vous dire que la chanson a beaucoup voyagé et que les soucis qu'elle évoque sont inhérents au métier du prétendant quelle qu'en soit son origine. Voyons donc un peu ce qu'il en est de ces préjugés.
Puisque nous avons parlé d' Abel Soreau, collecteur de la fin du 19ème, voici ce qu'il disait à propos des malheurs du couturier : « Dans la Loire-Inférieure (2), comme dans les autres parties de la Bretagne, comme aussi dans le Pays de Galles, l'Irlande, l’Écosse, la classe des tailleurs et des couturiers était vouée au ridicule et souverainement méprisée. Cela provenait sans doute de ce que les primitives peuplades de ces contrées à la vie agitée et errante, regardaient comme indigne d'un homme une existence casanière et paisible où l'aiguille remplaçait le glaive ». Et de citer en plus un proverbe qui dit : « il faut neuf tailleurs pour faire un homme ». A ces considérations sur l'honorabilité du métier il faut en ajouter une plus bassement matérielle ; le métier de couturier, comme celui de savetier, fait partie des « gagne petit ». Non seulement il est perçu comme une activité qui ne nourrit pas correctement son homme, mais surtout apparaît incapable d'assurer la subsistance d'une famille. D'où la réticence des parents à voir leur fille faire sa vie avec un artisan qui n'aura pas les moyens de lui assurer des revenus corrects. A ces considérations sociales et économiques, il faut en ajouter encore une autre, moins avouable. Tailleurs, couturiers et autres métiers du vêtement ont contre eux la mauvaise réputation d'être trop proches de leur clientèle féminine. Morale et préjugés s'acharnent sur ce métier ; de quoi maudire l'aiguille sans aucun doute.
La chanson se déroule dans un cadre bien précis, celui de la demande en mariage. Quelle qu'en soit la version on retrouve le même cérémonial. Le prétendant est invité à entrer dans la maison pour discuter au coin du feu avec des parents de la fille. Le refus est argumenté mais réserve parfois des surprises. La première c'est que la profession du gars est tellement dévalorisée que c'est parfois un cordonnier qui lui est préféré. Dur à avaler quand on sait que cette chanson brocarde indifféremment les deux professions, même si le couturier est le plus souvent cité. Quand aux prétendants choisis par les parents, ils donnent une idée de l'ascension sociale rêvée :
- un boulanger qui a les mains plus blanches qu'une feuille de papier
- un beau gars charretier qu'a du blé dans son à haut du lard dans son charnier (3)
- pour des gars de plume ou des grattous de papier
- un fermier, qu'a des vaches à l'étable et du cidre en cellier
- un jeune officier qui a des épaulettes et l'épée au coté
- un joli douanier qui porte l'uniforme, un sabre à son côté
prestige de l'uniforme oblige, mais sans oublier les boucher, charcutier et autres métiers mieux installés que le pauvre couturier qui n'a que ton aiguille tes ciseaux et ton dé.
Sans compter, insulte suprême, la gale aux fesses et la roupie au nez !
Comme vous le voyez, la multiplicité des versions de cette chanson a laissé toute sa place à l'imagination populaire.
J-L. A.
notes
1 – toute ressemblance avec une chanson déjà publiée sur ce site ne serait aucunement fortuite. Vous pouvez toujours en trouver la raison en consultant la chanson n° 203 de mai 2017 (les filles de...)
2 – extrait de « la géographie pour les nuls » : le terme inférieur ne fait référence qu'au cours inférieur du fleuve, le plus éloigné de la source. Pour éliminer tout sentiment d'infériorité, le département est devenu Loire-Atlantique depuis 1957
3 - extrait du double CD Mille métiers, mille chansons - Dastum DAS 151 (2007)
Interprètes : Jean Ruaud, avec Jean-Louis Auneau et Dominique Juteau
source : Jean Tricoire, pour le Cercle Celtique de Châteaubriant (date inconnue)
catalogue P. Coirault : Le couturier évincé au profit d’un cordonnier (Demandes en mariage - N° 04704)
catalogue C. Laforte : Le couturier évincé car avec son aiguille (I, N-06)
C'était un joyeux drille du bourg de Ruffigné (bis)
Qui allait voir les filles, les filles de Rougé, mes gars
Tralidera lidera lalère
Tralidera lidera lala
Qui allait voir les filles, les filles de Rougé (bis)
N'a trouvé que la vieille au coin de son fouyer
Tralidera lidera lalère
Tralidera lidera lala
Etc.
[texte]
C'était un joyeux drille du bourg de Ruffigné
Qui allait voir les filles, les filles de Rougé
N'a trouvé que la vieille au coin de son fouyeu
Ce n'est point vous la vieille que je m'en vins chercheu
C'est votre fille Jeannette, voulez-vous m'la bailleu
Ma fille n'est point faite pour un gars couturieu
Au diable soit la vieille et mon sot de métieu
Sans elle et mon aiguille je serais marieu
Avec la plus belle fille du grand bourg de Rougé.
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