mardi 22 février 2022

405 - Rose, l'intention d'la présente

 Les semaines se suivent et ne se ressemblent pas...complètement. Il y a huit jours nous étions partis pour la campagne d'Egypte. Cette fois c'est du côté de la Russie que la « grande armée » s'en est allée. Beaucoup n'en sont pas revenus. C'est ce qu'évoque cette lettre d'un soldat à sa payse, terme communément employé dans les régiments pour désigner la bonne amie qui attend, au pays, le retour de son bien aimé. Dans les chansons, les courriers en provenance du front sont quasiment toujours synonymes de malheur.

Pour écouter la chanson et lire la suite:

La chanson épistolaire est un procédé assez peu courant. On connaît celle des filles qui écrivent au curé (1) ou encore les innombrables messages confiés au rossignol ou à l'hirondelle. Mais c'est dans le domaine militaire que le courrier prend toute son importance. La séparation sur une longue période donne lieu à des échanges qui sont rarement annonciateurs de bonnes nouvelles. Dans un sens on trouve la délaissée qui suggère à son ami de déserter pour revenir au pays. Le plus souvent, la missive est le fait du soldat. Plusieurs sont écrites par des condamnés pour désertion ou autres faits. Le motif du courrier est de conseiller à la belle de se chercher un autre amant, ou bien de mentir à ses parents pour leur éviter la honte, en faisant croire qu'il est parti ailleurs. La lettre sert aussi d'excuse quand le militaire revient enfin au pays pour y trouver sa femme remariée :

j'avais reçu de fausses lettres...

Le soldat à l'agonie qui écrit (ou dicte) la « présente » n'a rien à se reprocher, si ce n'est de ne pouvoir revenir. Ce qui nous donne une chanson en forme de dernières volontés. Celles ci nous rappellent en partie ce qui était évoqué dans la chanson précédente : la déception des parents qui s'attendaient à le revoir gradé, si ce n'est décoré ; l'amertume de n'être même pas l'occupant d'une tombe que ses proches pourraient fleurir. Dans un dernier sursaut de lucidité, le mourant se préoccupe du sort de sa Rose, qui ne le reverra pas, en lui accordant un pécule. Maigre consolation ! La somme correspond à une forme d'échange qui rappelle des circonstances peu glorieuses. Celles d'une époque où les cadavres étaient récupérés par des moyens pas toujours très « catholiques » pour fournir un sujet d'étude aux étudiants en médecine.

Cette chanson est plutôt rare. En fait, malgré nos recherches nous n'en avons trouvé qu'une seule autre occurrence. Elle est citée dans un ouvrage intitulé « Chants et chansons des soldats de France » (2) qui la présente comme « une délicieuse romance, tendrement naïve, dont l'auteur est inconnu ». Ce recueil nous apprend aussi « qu'il existe une chanson militaire russe...qui est presque, mot pour mot, la Lettre d'un soldat à sa payse ; on y retrouve tous les traits de la chanson française : le bras perdu, les deux balles, la croix de bois, la feuille de route... ». Elle y aurait donc été introduite pendant la campagne de Russie. Mais comme la chanson mentionne les triomphes de l'armée française on peut supposer que ce n'est pas à cette occasion qu'elle fut composée. Elle doit faire référence aux précédentes campagnes du « petit caporal » dont on ne retient que la gloire militaire en oubliant un peu vite qu'il a semé la désolation un peu partout en Europe et causé de nombreuses victimes, à commencer par la jeunesse de son pays.

Cette autre version en ajoute encore un peu dans le contraste entre le triomphalisme guerrier et la triste réalité. Les blessures se sont aggravées dans ce couplet :

Nous avons eu de grands avantages : 

La mitraille m'a brisé les os

Nous avons pris arm's et bagages

Pour ma part, j'ai deux balles dans l' dos.

Il n'est pas vraiment étonnant que cette chanson ne soit guère présente dans la tradition. Abel Soreau l'a recueillie à une époque où la chanson revancharde dominait outrageusement le répertoire. Ni les cahiers de chansons des soldats, ni les autres ouvrages consacrés aux chants le l'armée n'ont laissé de place à un texte qui, s'il n'est pas vraiment anti-militariste, ne fait rien pour promouvoir le métier des armes.


Notes

1 – Chanson n° 203 en mai 2017, les filles de Nozay

2 – Chants et chansons des soldats de France 1789-1902, par Joseph Vingtrinier – A. Méricant éditeur à Paris en 1902 – la chanson y est présentée sous son titre originel : lettre d'un soldat à sa payse.


interprète : Jean-Louis Auneau

source : chanté par Angèle Rochard, le 27 septembre 1897 au Loroux-Bottereau (44) – fonds Abel Soreau, chanson n° 237

non cataloguée


1. Rose, l'intention d'la présente

Est de t'informer d'ma santé

L'armée française est triomphante

Mais moi j'ai l'bras gauche emporté !


2. J't'écris de l'hopital d'où que j'pense

Partir bientôt pour chez les morts.

J't'envoie cinq écus qu'çui qui m'panse

M'a donné pour avoir mon corps.


3. Je m'suis dit : puisqu'il faut que j'file

Et qu'ma Rose perd son épouseur,

Ça fait que j'mourrai plus tranquille,

Sachant que j'lui laisse ma valeur


4. J'te recommande bien, ma bonne Rose,

Mon pauvre père: n'l'abandonne pas ;

Et surtout ne lui dis pas la chose ;

Il en mourrait tout d'suite, je crois.


5. Lui qui s'faisait une si grand' fête,

De m'voir revenir caporal,

Il pleurerait comme une bête,

En apprenant mon sort fatal !


6. Y'a tout d'même quéqu'chose qui m'enrage,

C'est d'mourir si loin du pays.

Au moins quand on meurt au village,

On peut dir' bonsoir aux amis.


7. On a sa place derrière l'église ;

Son nom écrit sur une croix de bois ;

Et l'on a l'espoir qu'la payse

Viendra là prier quelquefois.


8. Adieu, Rose, adieu, du courage !

A nous r'voir il n'faut plus songer ;

Car, au régiment où j'm'engage,

On n'accorde point de congé.


9. V'là qu'tout tourne...je n'y vois goutte !

Cette fois c'est fini et j'm'en vas !

J'viens de recevoir ma feuille de route

Adieu, Rose, adieu, n'oublie pas !

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