Changement de décor: la semaine
dernière nous fredonnions une chanson qui parlait d'un enfant jeté
dans une rivière, sur un mode facétieux et avec une fin heureuse.
Cette semaine nous allons chanter l'histoire d'un enfant jeté dans
une rivière, en abandonnant le ton guilleret pour celui du drame. La
conclusion n'est heureuse pour personne dans cette complainte qui
aborde d'une toute autre façon, plus réaliste, le thème de
l'infanticide. Nous quittons le monde fabuleux des grenouilles et des
petits poissons pour l'atmosphère pesante et moralisatrice d'une
justice expéditive.
Pour écouter la chanson et lire la
suite:
Il ne s'agit pas à proprement parler
d'une complainte criminelle au sens où on l'entend habituellement,
c'est à dire relatant un fait divers précis. De celles où l'on
donne le nom des victimes et celui de l'assassin. La complainte est
souvent composée juste après un crime et traitée comme une
information croustillante pour le bon peuple amateur de sensations
fortes.
La chanson de l'infanticide dénoncée
par la voisine préserve l'anonymat des protagonistes. Elle n'a pas
été composée pour une circonstance particulière. Elle a plus un
caractère moralisateur pour l'édification des jeunes filles sur les
conséquences d'actes irréfléchis. Nous avons là deux catégories
différentes d'expression populaire.
Ce texte a été retrouvé dans
plusieurs régions éloignées l'une de l'autre. Il ne fait donc
référence à aucun événement en particulier; même si ce genre de
situations dramatiques a pu se répéter ici et là. Et même si une
localisation géographique plus ou moins précise vient étayer sa
réalité. Le nouveau né est ici jeté dans “la rivière de
Nantes”. Une autre version précise: “Dans la rivière de
l'Erdre”. En effet, la ville de Nantes ne manque pas de cours
d'eau, confluent d'un fleuve, la Loire, de deux rivières : l'Erdre
et la Sèvre et de plusieurs autres de moindre importance. On
pourrait donc croire à un drame parfaitement localisé si ce n'était
le fait que partout ailleurs en France (1) le texte reprend le même
déroulement. Preuve qu'une chanson type a pu être adaptée à un
événement local et non le contraire.
Chose étonnante pour un sujet aussi
grave, la chanson a été adaptée par endroits comme support à la
danse. C'est le cas en Morbihan gallo, où elle est connue avec le
titre “la fille de roses” et se chante sur le rythme d'un hanter
dro. Les faits énoncés et leur conclusion n'incitent pourtant guère
à l'optimisme.
Nous évoquions la semaine précédente
le taux de mortalité élevé des jeunes enfants. Dans cette
mortalité il faut bien inclure ces procédés que la morale
réprouve. A défaut d'avoir pu “faire passer” une grossesse non
désirée, l'accouchement offrait l'opportunité de se débarrasser de
l'intrus en le déclarant mort-né ou, encore plus sournoisement, en
ne déclarant rien du tout.
Ce procédé expéditif est le plus
souvent le fait de jeunes filles, avec ou sans le consentement des
parents. Conséquence d'une erreur de jeunesse ou d'un viol, le
statut de mère célibataire rejetée par l'ensemble de la famille et
de la société pouvait inciter à abandonner l'enfant ou carrément le faire disparaître. Pour cela il fallait que la maternité puisse
être cachée à la famille et au voisinage.
Sinon, c'était s'exposer à la
dénonciation d'une voisine prompte à prévenir les gendarmes.
Probablement pour rendre le geste
encore plus odieux la chanson multiplie les détails sordides qui
vont jusqu'à l'exécution finale. C'est tout d'abord la fille qui
tente de se justifier en se réclamant d'un droit de vie et de mort
sur sa progéniture. Un argument qui nous parait indéfendable
aujourd'hui mais pas si surprenant dans un contexte ancien. C'est
parfois dit très crûment:
Si j'ai eu des enfants, sont-ils de
vos affaires ?
J'suis maître de les tuer, puisque
j'en suis leur mère. (2)
Le pluriel employé ici fait référence
au meurtre non pas d'un enfant mais de jumeaux, renforçant encore
l'aspect répugnant de la meurtrière:
... grosse de deux enfants
Hélas ! la malheureuse, tous deux
les a détruits (2)
Autre détail cruel est l'intervention
de la mère qui propose beaucoup d'argent pour délivrer sa fille des
griffes de la justice. C'est une façon de nous faire comprendre que
l'infanticide n'est pas une fille du peuple, une pauvre fille dans la
misère, mais rien moins qu'une débauchée. Au cas où nous ne
l'aurions pas bien saisi, nombreuses sont les chansons qui ajoutent
un dernier couplet en forme de morale:
Vous, filles de quinze ans,
Sur moi prenez exemple :
N'allez point l' soir aux danses,
Ni z'au bal (e) la nuit,
Car voilà ce qu'est cause
Que je m'en vas mourir.
Ce couplet vient des collectes
d'Achille Millien dans le Morvan. Mais on le retrouve mot pour mot
dans la plupart des versions en Haute-Bretagne.
notes
1 - et jusque dans le Piémont, en
Italie ou Nigra en a noté deux versions (Canti popolari del
Piemonte, Constantino Nigra - 1888 – page 76)
2 – noté par Victor Smith - Chants
populaires du Velay et du Forez, dans la revue Romania en 1881 –
les victimes sont aussi des jumeaux dans la version du recueil de
contes et chansons bretonnes de Oscar Havard.
interprète:
Françoise Bourse
source: d’après
la version recueillie par Pierre Guillard à Couffé (44), auprès de
Marie-Antoinette Perrouin, avec des emprunts à la version chantée
par Jeannette Maquignon, de Ruffiac (56)
catalogue P. Coirault:
L’infanticide dénoncé par la voisine ( 9714 - Parricides,
fratricides…)
catalogue C. Laforte: Le
meurtre de la fille-mère dénoncé (II, A-23)
1. A l’âge de quinze ans
Je me fus trouvée grosse
Trouvée grosse d’un enfant
Et n’osant pas le dire
Et n’osant pas le dire
Pour m’en débarrasser
Dans la rivière de Nantes
Je m’en fus le jeter
2. Personne ne m’avait vue
Que ma proche voisine
Tout droit elle s’en fut
Prévenir la justice
Monsieur de la justice
Vous ne savez donc pas
Ce qui se passe en ville
On ne vous le dit pas
3. La justice elle s’en fut
Tout droit de chez la belle
Bonjour, bonjour la belle
Comment vous portez-vous
Monsieur de la justice
J’n’ai point à faire à vous
4. Si j’ai eu un enfant
N’en suis-je pas la mère
De mon corps et de mon sang
N’en suis-je pas la maîtresse
Allez, allez la belle
Ne soutenez point tant
A pieds ou à cheval
Vous marcherez devant
5. La mère qui la suit
Comme une mère folle
Les cheveux sur son dos
De l’argent plein sa poche
Monsieur de la justice
Rendez-moi mon enfant
J’vous compterais de suite
De l’or et de l’argent
6. Ni pour or ni pour argent
Vous n’aurez votre fille
Dans la verte prairie
Y’a du bois alentour
Elle y sera brûlée
Demain au point du jour
Elle y sera brûlée
Demain au point du jour.
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