vendredi 26 janvier 2018

233 - Jean Carnaud a dix pommiers

Peut être préférons nous les belles chansons d'amour qui mettent en valeur de généreux sentiments ; ou encore les mélodies qui racontent une histoire épique ou une complainte interminable. Pour autant, ne négligeons pas les chansons de moindre envergure qui représentent un patrimoine aussi riche. Dans ces formes brèves, nous avons sélectionné cette semaine une de ces chansons à la dizaine qui constituent une bonne part du répertoire de chants à la marche et de chants à danser dans l'Ouest de la France et en Haute-Bretagne en particulier.
Dans ces quelques lignes il est question de pommiers, dont les fruits méritent quelques commentaires. Mais auparavant nous nous intéresserons à leur propriétaire.
Pour écouter la chanson et lire la suite :

Le principe des chansons avec des chiffres décroissants c'est, généralement, de commencer par dix et de reprendre les mêmes paroles : Jean Carnauw a dix pommiers, puis neuf, huit... jusqu'à un, et même parfois zéro (Jean Carnauw n'a plus de pommiers...!). Ces dizaines se comptent...par centaines, en Haute Bretagne et dans les départements voisins. L'histoire du pommier qui fleurit et ne donne pas de fruits est connue dans toute l'aire du pays gallo comme chanson à danser la ronde ; c'est à dire toutes sortes de rondes auxquelles se sont adaptées les paroles : ridées, guédillées, ronds de Saint Vincent ou de Guérande...Cette adaptabilité en a fait une des plus répandues.
Son personnage principal se nomme ici Jean Carnaud, que nous orthographions Jean Carnauw (ou Jean Carnao) pour être au plus près de la prononciation en gallo. Ce nom varie d'un canton à l'autre et d'un refrain à l'autre. Nous avons retrouvé dans cette zone géographique :
Jean Renaud – Jean Relaou – Jean Carnaut - Jacques Arnaud (Jacques Ernao) – le père Matao – le père Michao (le grand Michao) - Jeanne Guérau – Jean Menau...mais le plus fréquemment cité reste Jean Renaud. Le cousinage entre Carnauw, Arnauw ou Ernao et Renaud est assez évident ; surtout si on veut bien considérer que nous nous situons dans des contrées ou le « e » muet est rarement prononcé : Renaud = R'naud.
Ce Jean Renaud a-t-il une parenté avec celui de la complainte ? Vous savez, celui qui revient de guerre tenant ses tripes dans ses mains. Renaud est un prénom ou un nom assez courant dans les chansons anciennes. On peut donc le considérer comme une sorte de générique. Pas plus de lien avec celui ci qu'avec Renaud le tueur de femmes (cf chanson n° 100 – avril 2015).
Notre version adjoint exceptionnellement à Jean Carnauw un autre personnage nommé Zacharie. Nous ne l'avons pas retrouvé ailleurs qu'à Hoscas, village de la Grande-Brière, où cette phrase a pu être ajoutée en référence à un personnage local. Plus personne ne se souvient pourquoi mais on continue à la chanter ainsi. On retrouve, dans le pays de Loudéac, un refrain à danser noté avec ces assonances en « i » (1) :
dansons encore un p'tit p'tit
ce p'tit bale ce p'tit bale
dansons encore un p'tit p'tit
ce p'tit bale dans notre courtil
Un autre élément important de cette chansonnette c'est le pommier. Ce n'est sans doute pas un hasard si ce texte est surtout populaire dans l'ouest de la France et dans des régions de production cidricole. Mais le pommier ne peut se limiter à son aspect matérialiste. Il est un élément, voire un personnage biblique. C'est son fruit qui a tenté Eve et causé le péché originel ; même si la localisation du jardin d'Eden ferait plutôt penser au figuier. C'est aussi le pommier miraculeux qui, selon les évangiles apocryphes, s'abaisse pour que la Vierge puisse cueillir son fruit lors de la fuite en Egypte. Sa présence dans la chanson est peut être bien aussi symbolique et pas seulement anodine.
Nous l'avons dit, ces chansons courtes et énumératives ont servi pour accompagner la marche et surtout la danse. Le refrain ne laisse aucun doute à ce sujet. Le saut dont il est question est aussi un mot désignant la danse en général, comme ronde, bal, branle...ou d'autres termes anciens. Aujourd'hui encore il est employé avec ce sens dans certaines régions, comme le Béarn (2). Nous avons donc là un refrain en forme de pléonasme. Sauf si on imagine que le verbe sauter est employé dans un tout autre sens, populaire ou argotique, désignant une autre façon de croquer la pomme !
Bon, allez, tout ça ne vaut pas un coup de cidre !
A la semaine prochaine

Notes
1 - chansons des pays de l'Oust et du Lié, par Alain le Noac'h et Marc Le Bris - vol. 5 P. 41
2 - où les sauts béarnais utilisent des chansons de neuf plutôt que des dizaines

interprète : Dominique Garino + réponses
source : répertoire de la famille Garino à Hoscas (commune d'Herbignac - 44)
catalogue Coirault : 10023 (nombres en croissant) – les pommiers qui ne produisent pas de pommes

Jean Carnauw a dix pommiers
Qui n'amènent jamais de pommes
Qui fleurissent et qui boutonnent
Qui n'amènent jamais de pommes
Dansons encore un petit saut
Sous le pommier à Jean Carnauw
Dansons encore un petit

Sous le pommier à Zacharie

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