vendredi 16 septembre 2016

167 - Au lever de l’aurore (la complainte de Perrier)

Au lever de l'aurore... ou de l'horreur ? En écoutant le début de cette chanson on comprend tout de suite qu'on a manqué le premier épisode d'un drame sanglant. Une affaire d'autant plus sordide qu'elle se règle en famille. Pour résumer : un soldat de retour d'une longue campagne n'est pas reconnu par sa famille, hormis sa sœur. Revenant avec de l'argent, il veut en faire la surprise à ses parents. Mais ceux ci, sans scrupules et pensant à un voyageur inconnu profitent de la nuit pour le détrousser et le supprimer. C'est là que débute le second épisode, entendu de Marie Barthélémy, chanteuse du pays de Chateaubriant. Pour reconstituer toute l'affaire nous allons donc mener l'enquête et faire appel à d'autres témoins.
Pour lire la suite et écouter la chanson :



Cette chanson présente toutes les caractéristiques d'une complainte criminelle diffusée sur feuille volante. Les différentes versions qui ont été retrouvées utilisent le même timbre et les paroles varient peu. La longueur du texte entraîne parfois des oublis de couplets ou, comme ici, de passages entiers. Pour compléter nos informations nous appelons donc à la barre les témoins suivants :
– Mme et Mlle Bessy, de Savenay (44), collectées en 1942 par Fernand Guériff, dont la complainte est reproduite page 53 dans le premier tome du Trésor des chansons populaires folkloriques recueillies au pays de Guérande. Guériff note que le timbre est aussi utilisé par un violoneux des environs pour la chanson du coucher de la mariée. Il ajoute qu'au dire des chanteuses « cette complainte relate un crime véritable qui eut un grand retentissement en Haute Bretagne à l'époque napoléonienne ». Cette affirmation est-elle exacte ? Nous allons le voir plus loin ;
- Philomène Prévert, de Pipriac (35) citée par Albert Poulain dans ses Carnets de route, (1) chanson n° 260 page 401 avec 8 couplets et, là aussi, des trous de mémoire ;
- Gisèle Gallais, de Rouillac (22) – la chanson intitulée « complainte de Poirier » est à la page 59 de l'ouvrage qui lui a été consacré par Dastum : Vous jeunes gens qui désirez entendre – répertoire d'une chanteuse de Haute-Bretagne (1) – cette version, chantée par sa mère, a fait l'objet d'un gros travail de mémoire pour en reconstituer 15 couplets ;
- Jean-Bernard Vighetti et Albert Noblet, pour une complainte enregistrée à Limerzel (56) d'un informateur anonyme qui chante l'aventure d'un soldat rentrant d'Afrique : M'en revenant de la guerre.
Toutes ces versions notées en Haute-Bretagne peuvent être écoutées sur la base d'archives de Dastum. Elles mentionnent une campagne d'Afrique, sauf celle publiée par Albert Poulain qui la situe en Russie. A l'époque de Napoléon (le premier) la seule campagne africaine est celle d'Egypte. Une précision est donnée par Patrice Coirault dans le catalogage de cette chanson type. Un cahier de chansons la désigne comme : « histoire d'un soldat de l'armée d'Afrique, arrivée le 20 septembre 1846 ». Le second empire correspond effectivement au développement de la politique coloniale de la France en Afrique et en Asie. Elle expliquerait aussi pourquoi le soldat revient enrichi, les campagnes de Napoléon premier n'ayant pas permis à ses grognards de faire fortune.
Rassurés sur la période où a été composée cette chanson intéressons nous maintenant à son caractère breton affirmé par les deux chanteuses de Savenay. Pour cela interrogeons deux nouveaux témoins :
- Virginie Granouillet, de La Roche en Régnier (43) dans la compilation de ses chansons, publiée par Eric Desgrugillers pour l'AMTA sous le titre Des chansons tissées aux fuseaux (2). Page 157 et suivantes 16 couplets évoquent les affaires de l'Afrique et aussi de l'Amérique. AMTA 2014 page 157
- Alice Exbrayat, de Taulhac près du Puy-en-Velay (43). Son enregistrement en 2001 par Didier Pierre est en ligne sur le site des archives départementales de Haute Loire. Avec 18 couplets elle est la plus complète.
Plusieurs autres versions ont été notées en Auvergne et dans les Alpes, notamment sur le versant piémontais. Cela ne nous renseigne pas plus sur la localisation du crime. Peut être que certains d'entre vous, grands amateurs de complaintes criminelles, pourraient nous éclairer à ce sujet ?
En attendant, grâce à ces nombreux témoignages nous avons pu reconstituer le premier épisode que notre informatrice avait omis. Vous en trouverez le texte après celui de Marie Bathélémy.

notes
1 - ouvrages publiés par Dastum et les Presses universitaires de Rennes en 2011 pour Albert Poulain et 2014 pour Gisèle Gallais. Disponibles sur le site de Dastum
2 - Des chansons tissées aux fuseaux - L'art de Virginie Granouillet, dentellière à Roche en Régnier - Eric Desgrugillers et Didier Pierre – Agence des musiques traditionnelles d'Auvergne - 2014


interprète : Dominique Juteau
source : Marie-Josèphe Barthélémy, de Sion-les-Mines (44) collectée le 10 septembre 1992 par Patrick Bardoul
catalogue P. Coirault : Le fils soldat assassiné par ses parents 4 (Crimes – N° 09614)
catalogue C. Laforte : Le fils assassiné (II-I-01)

1 - Version de Mme Barthélémy

Au lever de l'aurore, / l’estimable Perrier
Avec Eléonore, / viens pour voir le guerrier
Qu'avez-vous (fait) donc, ma mère, / de ce beau militaire
Que vous avez logé
Il est de sur la route / Déjà bien loin sans doute
Il retourne en congé (bis)

Oh, ciel, je sens mon crime / qui m'entraîne à la mort
Mon fils est ma victime / Grand Dieu quel triste sort
Pour avoir sa fortune / Hier soir après la brune
J'ai pris un grand couteau
Ma mère abominable / De cet enfant aimable
J'en devins le bourreau

Maman cette fable /que vous contez aussi
Ce soldat estimable, / n'est point sorti d'ici
Eveillez-le de grâce / Afin que je l'embrasse
Je l'aime tendrement
Le connais-tu, ma chère / Oui, maman c'est mon frère
Qui sort du régiment (bis)

La femme de Perrier / dans sa douleur amère
Alors au brigadier / va dénoncer sa mère
Et la gendarmerie / saisit cette furie
Qui ne dit pas un mot
Il était véritable / Qu'on soumit cette coupable
Au fond d'un grand cachot (bis)

Aussi on le réclame / avec juste raison
Si l'on doit comme la femme, mettre l'homme en prison
Tous deux ils sont coupables / Des parents détestables
Ont d'un commun accord
Pris part à ce grand crime / Pour venger leur victime
Ils ont subi la mort (bis).


2 - Texte reconstitué
Le fils soldat assassiné par ses parents

Habitants de tout âge / à l'heure du repos
En attendant l'ouvrage / écoutez quelques mots
D'un jeune militaire / Revenant de la guerre,
Content, plein de bonheur
Ce soldat doux et sage / Rentrait dans son village
Avec la croix d'honneur (bis)

Allant à la fontaine / La femme de Perrier
A reconnu sans peine / Cet aimable guerrier
Lui dit bonjour mon frère, / Voilà notre chaumière,
Venez voir mon époux
Perrier la bonté même / Autant que moi vous aime
Allons rentrez chez nous (bis)

Perrier voici mon frère / Comment le trouvez vous
Fort bien, dit il j'espère / Qu'il va souper chez nous
Oh non laissez moi faire / Je m'en vais chez mon père
J'aime bien à le voir
Et chez ma vieille mère / Qui m'est toujours si chère
J'irai coucher ce soir (bis)

Avec vous mon cher frère / J'irai à la maison
N'y venez pas ma chère / Je veux taire mon nom
Je veux voir si mon père / Sous l'habit militaire
Reconnaîtra son fils
Je parlerai d'Afrique / Et mon père Dominique
En sera tout surpris (bis)

Frère et sœur le temps presse / Embrassons nous bonsoir
Demain après la messe / Tous deux venez me voir
Nous ferons une fête / Elle sera parfaite
A celle des beaux jours
Avec mon père, ma mère / trinquerons au Madère
Nous fêterons mon retour (bis)
Bonsoir maître aubergiste / pourriez vous me loger
Mon ami je suis triste / Je n'ai rien à manger
Que rien ne vous chagrine / Du pain et une chopine
C'est suffisant pour moi
Sur une vieille paillasse / Daignez de me faire place
Car il fait déjà froid (bis)

Si celà vous contente / Monsieur assoyez vous
Que rien ne vous tourmente / Vous coucherez chez nous
J'aime bien qu'on m'explique / Les affaires de l'Afrique
Où mon fils est soldat
En savez vous des nouvelles / Oui des bonnes et des belles
Quelques fois l'on s'y bat (bis)

Les fils de la victoire / sont couverts de lauriers
Au chemin de la gloire / Arrivant les le premiers
Viva, les clairons sonnent
Car l'enfant, le bel homme
A mérité la croix (bis)

S'il fallait tout vous dire / Je n'en finirai pas
Toute la France admire / Nos courageux soldats
Sur la terre et sur l'onde / De l'un à l'autre monde
Vous les verrez marcher
Mais terminons la veille / Je sens que j'ai sommeil
Et il faut me coucher (bis)

A la chambre avec grâce / l'hôtesse le conduit
Mettant son sac en place / Sur la table de nuit
Il dit voilà la bourse / Qui sera la ressource
Des auteurs de mes jours
Pour mon père et ma mère / Qui sont encore sur terre
Que j'aimerai toujours (bis)

C'est l'heure ténébreuse / Le soldat dort bientôt
L'hôtesse fut curieuse / Visita son ballot
D'une main téméraire / Du brave militaire
Veut trouver le trésor
En y fouillant sans honte / Cette damnée y compte
118 pièces d'or (bis)

Mon mari quelle somme / Pour nous c'est un trésor
Assassinons cet homme / Nous aurons tout son or
Jamais aucune indice / Auprès de la justice
Ne saurait nous trahir
Plus tard à notre guise / Cette bonne valise
Nous fera réjouir (bis)

Va au fond de la cave / Vers le plus haut tonneau
Va préparer au brave / L'endroit de son tombeau
Et puis cette furie / Va arracher la vie
Du soldat décoré
Et sans le reconnaître / Il l'emporta le traitre
A l'endroit préparé (bis)

Au lever de l'aurore, / L’estimable Perrier
Avec Eléonore, / Viens pour voir le guerrier
Ah, parlez nous, ma mère, / De ce beau militaire
Que vous avez logé
Il est sur la grand route / Déjà bien loin sans doute
Il retourne en congé (bis)

Maman c'est fable / Que vous contez aussi
Ce soldat estimable, / N'est point sorti d'ici
Eveillez-le de grâce / Afin que je l'embrasse
Je l'aime tendrement
Le connais-tu, ma chère / Oui, maman c'est mon frère
Qui sort du régiment (bis)

Oh, ciel, je sens mon crime / Qui m'entraîne à la mort
Mon fils est ma victime / Grand Dieu quel triste sort
Pour avoir sa fortune / Hier soir après la brune
J'ai pris un grand couteau
De cet enfant aimable / Moi mère abominable
J'en devins le bourreau (bis)

Dans sa douleur amère / La femme de Perrier
Va dénoncer sa mère / Alors au brigadier
Et la gendarmerie / Saisit cette furie
Qui ne dit pas un mot
Il est bien véritable / Qu'on mit cette coupable
Au fond d'un grand cachot (bis)

La justice réclame / Avec juste raison
Qu'on doit comme la femme, / Mettre l'homme en prison
Tous deux ils sont coupables / Ces parents détestables
Ont d'un commun accord
Pris part à ce grand crime / Pour venger leur victime
Ils subiront la mort (bis).


2 commentaires:

  1. Heureuse de retrouver les paroles de cette chanson que chantait ma grand-mère née en 1880 . A 80 ans elle la chantait et m'avait appris les premiers couplets.

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  2. Deux liens intéressants à propos de cette complainte :
    1- Un récit venu de l'Hérault raconte l'interprétation par un marchand de complaintes de "La mère dénaturée", qui correspond à cette chanson
    https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5324360t/f27
    2- La transcription en 18 couplets de la chanson, recueillie auprès d'une femme "Suzanne" originaire de Mayenne (source : Gallica)
    https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3333474r/f69.item
    Je pense que l'on a affaire à un crime largement romancé, abondamment diffusé sur feuille volante à travers toute la France au XIXe siècle.

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