samedi 12 décembre 2015

131 - Chers compagnons honnêtes

Loin de nous l'idée de publier des chansons en feuilleton. Celle ci serait pourtant un second épisode idéal pour l'aventure entamée la semaine dernière : le compagnon se décide à partir. Quel métier fait-il ? Maçon ou charpentier, ouvrier du bâtiment que les intempéries hivernales ont mis plusieurs fois au repos forcé. Maintenant que l'alouette chante, ce n'est pas le travail mais la route qu'il reprend.
Résumé du chapitre précédent : nous nous étions quitté avec une interrogation sur les motifs du départ. Cette fois le doute n'est plus permis. Le texte est explicite : « tu m'y laisses en larmes, un enfant sur les bras ». Encore une fois, derrière des considérations professionnelles qui pourraient la faire passer pour une chanson de métiers, l'intrigue se dédouble avec une affaire sentimentale.
pour écouter la chanson et lire la suite

Un grand nombre de chansons relatives au compagnonnage reprennent la formule « chers compagnons honnêtes ». Comme d'habitude nous essayons de retrouver ailleurs des textes similaires à celui ci, noté par Fernand Guériff en pays nantais, dans la commune du Cellier. Située sur les bords de Loire entre Nantes et Ancenis, où il était instituteur dans les années quarante, elle sort du champ habituel de ses recherches, la presqu'ile guérandaise. Dans le tome trois de ses collectes, où elle a été publiée (1), il la compare à d'autres sources, du Morvan, des Alpes ou de Franche Comté. Des similitudes existent entre ces chansons, malgré des constructions différentes (2). L'idée générale est que le bon moment pour partir est arrivé ; que l'alouette chante ; que l'ouvrage manque ici et qu'on va en trouver ailleurs...Certaines versions s'appliquent plus à la conscription qu'au compagnonnage. Y aurait-il une bonne saison pour partir en guerre ? D'ailleurs notre premier couplet est assez équivoque puisqu'il y est question de batailler.
L'idée qu'il faut voyager pour apprendre son métier est le fondement même des Tours de France imposés par le statut des compagnons. Le folklore associé à cette itinérance a donc logiquement donné quantité de chansons sur le thème du départ. Une majorité d'entre elles sont des œuvres signées du surnom du compagnon qui en est l'auteur. Assez peu sont passées dans le fonds commun des chansons populaires.
Ce qui fait l'originalité la notre tient essentiellement dans le dialogue entre le compagnon et celle qu'il abandonne. La version la plus proche est celle recueillie par Julien Tiersot dans le Morvan vers 1900, qui fut reprise par le groupe Malicorne (3). Une tradition y est associée : la conduite. Dans le compagnonnage, la conduite est la cérémonie par laquelle le partant d'une cité et d'une entreprise où il a travaillé est accompagné en cortège, par les autres sociétaires, sur la voie publique jusqu'au lieu du départ, avec divers rites où les chants sont de rigueur. Ces traditions ont été popularisées par des ouvrages comme celui d'Agricol Perdiguier, dit Avignonais la vertu. A son époque les sociétés de compagnons étaient divisées par les questions religieuses avec un féroce antagonisme entre catholique et protestants. Perdiguier avoue lui même que : « les chansons de compagnons sont une des principales causes de désordres dans le Compagnonnage, ce sont elles qui aigrissent les esprits, nourrissent la haine et provoquent tant de batailles ».
On n'en est, certes, pas là avec notre histoire de séparation. Le départ ne donne pas beaucoup de regrets à l'amant qui tente de consoler la fille en lui promettant qu'elle trouvera bien un autre compagnon pour s'occuper de la mère et de l'enfant. Belle mentalité ! Si les premiers couplets peuvent laisser un doute sur l'origine de la chanson – conscrit ou compagnon - la fin du texte nous renvoie aux traditions (la mère, le bâton...) et aux revendications exprimées dans un cadre qui préfigurait le syndicalisme.

notes
1 - dont nous vous rappelons qu'il a été édité par Dastum 44 avec le Parc naturel régional de Brière. Une autre bonne idée pour un cadeau de Noël
2 - la plupart de ces chansons sont constituées de strophes de vers de huit pieds avec une alternance de rimes masculines et féminines organisée : 8 MFMM, alors que celle collectée par Guériff est bâtie sur un schéma de vers de six pieds alternés 6 MFMF
3 - L'extraordinaire tour de France d'Adélard Rousseau dit Nivernais la clef des cœurs, compagnon charpentier du devoir – Malicorne – disque Ballon noir BAL 13006 (1978) – réédité en CD en 2005

Interprète : Bruno Nourry
source : chanté à Fernand Gueriff par Francis Savary, à la Grande Funnerie du Cellier (44) en 1943
catalogue Coirault : 2904, Partons chers compagnons

Chers compagnons honnêtes
Il nous faut voyager
Et chérir nos maîtresses
Il nous faut batailler

Entends-tu l'alouette
Là-bas dans ces vallons
Qui nous bat la retraite
Partons chers compagnons

Aurais-tu le courage
Amant, mon cher amant
Toi qui as mon cœur en gage
De partir à l'instant ?

Toi qui as goûté mes charmes
De mes plus doux appâts
Tu m'y laisses en larmes
Un enfant sur les bras

Console toi Marie
Ma mie console toi
Tu en verras bien d'autres
Compagnons comme moi

Qui t'y cont'ront fleurette
Marie, prend garde à toi
Tu es bien mignonnette,
Un vrai morceau de roi

Compagnons, chez la Mère
Mettons nous en chemin
Le chapeau sur l'oreille,
Le bâton à la main

En disant : « bonne Mère,
Avez vous compassi-on
D'un bon père de famille
Donnez lui les leçons »

Dans l'hiver, quand il gèle
T'en souviens-tu patron ?
Tu m'y donnais mon compte
Plusieurs fois la saison

je m'y disais bourrique
Le beau temps reviendra
Dans ta maudit' boutique
Travaill'ra qui voudra !


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire