Il suffit de passer le pont, c'est tout de suite l'aventure. C'est ce que prétendait un de nos meilleurs auteurs de la chanson française (1). L'expression est, bien sur, imagée mais sans équivoque. Dans notre chanson, si on utilise cette image c'est probablement que la jeune fille aimerait bien elle aussi franchir ce pont, ce passage définitif entre adolescence et vie adulte. Il se trouve qu'encore une fois, c'est le pont de Nantes qui sert de décor. Raison de plus pour s'intéresser à cette relation conflictuelle entre une ado et ses parents.
pour écouter la chanson et lire la suite :
Nous vous avons déjà tout dit sur les Ponts de Nantes (2). Pourtant, il reste encore tellement à dire. Alors, pour résumer, rappelons que ces ponts si présents dans la chanson (Nantes, Lyon, Avignon) n'ont pas tant d'intérêt pour leur architecture que pour leur situation. Ce sont des points de passage, de rencontres et d'aventures. Ce sont des quartiers proches, ou entre les ouvrages d'art, où sont permis des comportements que les villes ou les bourgs ne tolèrent pas. Ils sont porteurs d'images d'une certaine liberté des sentiments et des loisirs, rejoignant en cela la chanson de Brassens. Pour diverses raisons (3), les ponts de Nantes ont pris une place prépondérante, à tel point que ce sont près de quinze chansons-types qui utilisent ce lieu commun comme incipit (4).
On est plus habitué à ce que ce soit le coq qui chante sur les ponts de Nantes. Ici, toutefois, le rossignol joue pleinement son rôle de confident ou de conseiller des amoureux qui lui est dévolu par la tradition. Tout le monde sait qu'habituellement son langage est le latin. Heureusement il a eu cette fois la bonne idée de nous donner la version française ; une formule d'espoir en forme de refrain qui correspond bien à son rôle de consolateur.
Nous avons extrait ce texte d'un ouvrage sur les ponts de Nantes publié par Coiffard, maison d'édition et plus ancienne librairie nantaise encore en activité. Cette chanson est à peu près celle publiée en 1895 par Jérôme Bujeaud. A ceci près qu'il n'est pas question des ponts de Nantes dans la version poitevine.
Cette chanson a une cousine plus connue qui se déplace de Locminé à Lyon, tout en restant très fidèle au pont de Nantes. A l'inverse c'est le désir de marier la fille contre son gré qui y déclenche sa mauvaise humeur : « je vendrai leur terre sillon par sillon ». Alors que dans celle ci on retrouve les arguments des jeunes filles pressées de se marier. Pourquoi attendre le bon vouloir des parents quand la fougue de la jeunesse donne à l'intéressée l'impression de perdre son temps.
Suprême argument – qu'on retrouve dans bien d'autres chansons - la différence de traitement entre la fille et sa mère. Elle en aurait fait bien autant et peut-être davantage. L'expérience montre, en effet, qu'il est difficile de faire la morale à ses enfants, que ce soit pour la première cigarette ou pour une sortie nocturne, quand on a soi même expérimenté ce genre de situation. Le temps ne fait rien à l'affaire, chanson ancienne ou revendication présente. Ce sont là des thèmes immuables ; à ceci près que l'âge invoqué pour le mariage à de quoi surprendre. Dans une société où, quoi qu'on ait pu en dire, l'âge moyen du mariage était bien supérieur à celui de la majorité, quinze ans c'est un peu jeune. Sans doute ne faut-il y voir qu'un critère de jeunesse sans trop s'attacher à la réalité des chiffres. Comme dans beaucoup de textes tout est affaire d'image ou de symbole.
Enfin, la menace de mettre la pagaille dans la maison paraît plus digne d'une scène de ménage avec bris de vaisselle et utilisation de termes (in)appropriés que de réaction d'une jeune fille. Dans une version ancienne, publiée par Ballard en 1724, les dégâts sont tout autres :
Je gâterai le beurre, aussi le laitage
Je laisserai le chat aller au fromage...
L'éducation des adolescentes est décidément une affaire difficile.
J-L A.
notes
1 - et ne venez pas nous dire que vous n'avez pas reconnu la citation de tonton Georges !
2 – voir par exemple les chansons n°184 de janvier 2017 et 166 de septembre 2016
3 – historiques, poétiques et autres. On tentera de mieux expliquer cela ultérieurement.
4 – ne vous précipitez pas sur le dictionnaire. Incipit signifie simplement « premiers mots d'un texte ». C'est le terme communément utilisé. Il vient du latin et ça fait plus riche quand on veut étaler sa science !
interprètes :Jean-Louis Auneau, avec Jean-Noël Griffisch, Alain Monneron, Nicolas Pinel
Source(s) : Les ponts de Nantes d'hier et d'aujourd'hui, Coiffard éditeur, 1995, page 56 (source initiale non citée) - cf Bujeaud, chants et chansons populaires des provinces de l'ouest tome1, page 96
catalogue P. Coirault : Je ferai ravage (1109 – pressées de se marier II)
catalogue C . Laforte : I, M-3 La fille bonne à marier
L'autre jour, me promenant
Sur le pont de Nantes, bien sage,
J'entendis un rossignol
Qui disait, dans son langage :
refrain
Dans mon cœur il n'y a point d'amour,
Mais il y en aura quelque jour.
L'autre jour, me promenant sur le pont de Nantes, bien sage
J'entendis un rossignol qui disait, dans son langage
Qu'une fille de quinze ans est bonne à mettre en ménage
J'en ai bien seize passés et j'ai de beaux avantages
Si l'on n'me mari' bientôt je ferai un beau tapage
Je cass'rai les pots, les plats, je cass'rai tout mon ménage
Si ma mère veut me gronder, je lui tiendrai ce langage
Qu'elle en a bien fait autant ; et peut-être davantage.
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