Est-elle bien morale cette chanson qui sous ses airs innocents nous raconte sans doute une toute autre histoire ? Comme bien souvent ce n'est pas au premier degré qu'il faudrait interpréter cette pseudo romance entre une ouvrière et un militaire. Ce n'est probablement pas non plus pour vanter ses talents à la couture que ces vers ont été composés. C'est une tranche de vie plus sordide qu'il n'y paraît et que nous chantons avec légèreté, le plus souvent pour faire danser.
Pour écouter la chanson et lire la suite:
Ce n'est pas un hasard si ce texte a souvent servi à mener la danse en rond. Sa première apparition est dans le recueil de Ballard « Les rondes, chansons à danser » en 1724. Weckerlin - qui la classe dans les enfantines – la date de la fin du 17è (1) Depuis, elle a fait son chemin au gré des styles de danse de chaque région.
Le plus souvent les travaux d'aiguille de la petite lingère sont destinés à un ecclésiastique :
Elle coud les rabats de monsieur le vicaire...
On sait que bien des chansons content les aventures de curés qui ont choisi le célibat mais pas l'abstinence. La vocation a ses limites ! Si on s'en tient à ces versions, majoritaires, où le client de la lingère réside au presbytère, la rémunération de son ouvrage consiste en quelques sous, agrémentés d'un « doux baiser ». Mais assez souvent le prix est plus élevé ; il a été fixé par la mère et la suite suggère que la transaction va plus loin qu'un simple baiser. Dans bien des cas la jeune fille se défend. Elle ne fera pas ça dans un lieu voué à la religion ; et d'ailleurs elle ne se lie pas avec un homme d'église et lui préfère un jeune militaire. Ce résumé est un peu simplifié mais laisse déjà entendre que le ravaudage a laissé la place au marivaudage.
Certain(e)s d'entre vous penseront qu'on recherche des sens cachés dans toutes les chansons ou qu'on voit le mal partout. Pourtant, il faut savoir que l'occupation de « lingère » est une des plus dévalorisées. C'est une petite main qui occupe, dans les corporations, à peu près la même place que la bergère dans le monde rural. Ses revenus sont très modestes. A titre d'exemple, à Paris au 19è siècle (et sans doute aussi aux précédents) l'écart des rémunérations va du simple au triple entre les lingères, tout en bas de l'échelle, et les couturières ou les brodeuses, les mieux payées dans les travaux du textile (2). La chanson précise qu'elle fait des mouchoirs, un travail basique par rapport à celui des couturières expertes dans l'art de confectionner robes ou culottes. Une précédente chanson (n° 48 – mars 2014) se moquait aussi de ces « ravaudeuses de bas » qui veulent s'élever au dessus de leur statut social. Le drame pour ces jeunes filles c'est que leur misérable condition les poussait souvent à gagner de l'argent d'une façon moins honorable. D'après des estimations de la police parisienne à cette même époque (2) les lingères représentaient près de 10 % des femmes se livrant à la prostitution.
Est-il besoin d'insister ? La chanson rassemble tous les ingrédients qui confirment ce penchant : fréquentation de la caserne, échange d'argent, tarif fixé par la mère, « doux baiser » qui contente le militaire, jusqu'au dernier vers qui nous ramène au mythe de la fille de joie.
Évidemment ce n'est pas très
réjouissant, mais ça n'empêche pas de chanter les aventures de la
petite lingère sans arrière pensée. On peut se contenter du
premier degré.
Pour finir sur des notes moins tristes signalons
que les aléas de la folklorisation on permis de délocaliser ce
texte d'origine indubitablement parisienne. Ainsi, dans le répertoire
local on situe parfois la lingère à Issé (pays de Chateaubriant)
ou à Saint-Florent (pays d'Ancenis). Certaines chansons se prêtent
fort bien à ces échanges. Voyez par exemple la lettre au curé (n°
203 – mai 2017). Une autre évolution de cette chanson a également
été recueillie dans notre secteur sous forme de chant à la dizaine
ne conservant que le premier couplet et un décompte décroissant de
10 à 1. (3)
notes
1 – Chansons et rondes enfantines des provinces de la France – J.B. Weckerlin – Paris 1889
2 - d'après Pierre Guiral, la vie quotidienne en France à l'age d'or du capitalisme (Hachette – 1976)
3 - à écouter sur notre CD chants à la marche en Loire-Atlantique (Dastum 44 – 2002) version collectée par Patrick Bardoul chez Marie Barthélémy à Sion les mines
interprète : Janick Péniguel
source : Thérèse Legeay, enregistrée à Bouaye par Christine Viaud
catalogue P. Coirault : La petite lingère et le vicaire (Curés – N° 09203)
catalogue C. Laforte : La couturière du vicaire (II, C-25)
A Paris l’y a une petite lingère (bis)
Qui travaille beaucoup mais n’y gagne guère
refrain
Ah, ah, ah !
Jamais on a vu coudre aussi bien coudre
Jamais on a vu coudre aussi menu
Qui travaille beaucoup mais n’y gagne guère (bis)
Elle fait des mouchoirs pour les militaires
Ah, ah, ah…
Et va les porter droit à la caserne
Combien ce sera t’y pour la petite lingère
Ça sera cinq sous que m’a dit ma mère
Et un doux baiser pour la petite lingère
Ça fera pas de mal au bon militaire
Et ça fera grand bien à la petite lingère
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