Nous renouons cette semaine avec une habitude prise depuis ces trois dernières années : la publication d'une complainte sous forme de feuilleton. Il ne s'agit pas cette fois d'une complainte criminelle, basée sur des faits réels, mais d'une fiction dont l'origine demeure incertaine. En effet, cette histoire a voyagé entre la tradition orale et la littérature classique, le conte et la chanson. Elle hésite aussi entre la mauvaise blague et la fable moralisatrice. Malgré son coté tragi-comique c'est le sérieux et la morale qui finiront par l'emporter. Car s'il est des sujets avec lesquels il est dangereux de plaisanter, la mort est de ceux là.
pour écouter la chanson et lire la suite :
Il est sans doute un peu présomptueux de parler de feuilleton pour un récit qui ne comptera que deux épisodes, mais il méritait bien d'être scindé, ne serait-ce que pour favoriser le suspense. Et aussi nous permettre d'en aborder tous les aspects.
Cette histoire de mort invité à dîner a son équivalent dans le théâtre classique. C'est le Dom Juan de Molière, où le héros invite à dîner la statue du commandeur qu'il avait tué. Répondant à son invitation elle l’entraîne en enfer. Cette pièce de Molière doit, en fait, beaucoup à une légende déjà présente dans la littérature espagnole et dans la commedia dell'arte, en Italie. Nous avons là un aller-retour classique entre littérature savante et tradition populaire sans qu'on soit bien assurés de savoir laquelle a précédée l'autre. Nous verrons dans un deuxième temps comment l'histoire a été diffusée en chansons par la tradition orale.
Il y a bien une analogie entre le personnage de Don Juan qui passe son temps à se moquer du monde et celui du jeune libertin à l'humour douteux. Le châtiment final (mais n'anticipons pas) vient sanctionner dans les deux cas une attitude que la morale réprouve. Prenons le cas de Don Juan : il passe son temps à se moquer du monde, des femmes en particulier mais aussi de ses relations masculines. Il affiche un mépris pour l'ordre établi et la religion. Dans la chanson, notre libertin, faisant fi des conseils de ses camarades, se livre à ce qui pourrait nous apparaître au départ comme une mauvaise blague de potache. Mais il va plus loin en transgressant des conventions et des interdits. On ne plaisante pas avec la mort ; à la fin c'est toujours elle qui a le dernier mot.
Pour le moment nous observons que l'affaire se situe dans la ville de Rennes. C'est presque toujours le cas dans les différentes versions de la chanson. Celle publiée par Simone Morand (1) donne même la précision : c'est le cimetière de Roque Mignon, situé à l'est de Rennes. Si la seconde partie de la chanson nous réserve des développements dramatiques, les premiers couplets sont plutôt dans une veine comique. Effrayer les bonnes gens avec une tête de mort et une chandelle est encore aujourd'hui une farce qui a retrouvé vigueur avec la réintroduction du concept d'Halloween. Mais creuser une tête de mort dans une citrouille est un geste innocent. Aller déterrer un mort au cimetière, un sacrilège. Dans son inconscience, le « jeune mondain » lance à la mort une sorte de défi ; erreur fatale dont nous découvrirons prochainement les funestes conséquences.
A bientôt donc pour la suite.
note
1 - Anthologie de la chanson de Haute-Bretagne, de Simone Morand, chez Maisonneuve et Larose (1976)
Interprète : Jean-Louis Auneau
source: recueilli par Armand Guéraud, à Vieillevigne (44) en 1858 – publié dans : chants populaires du comté nantais et du bas Poitou – tome 1, page 107 - éd. FAMDT Modal 1995
Catalogue P. Coirault : La vengeance du trépassé (Edifiantes - 08416)
Catalogue C. Laforte : Le mort invité à dîner (II, B-40)
La vengeance du trépassé – première partie
1. Venez, jeunesse mondaine,
Entendre la vérité
De ce qui vient d'arriver
Dedans la ville de Rennes.
C'est un jeune libertin
Vous verrez sa triste fin.
2. Un jeune homme de famille,
Dont on ne dit pas le nom,
De bonne condition,
Et bien connu dans la ville,
S'avisa, dans les jours gras,
De faire un grand crime, hélas !
3. Il dit à ses camarades,
Aussi libertins que lui,
Qu'il voulait aller couri'
Drôlement la mascarade ;
Qu'il voulait aller chercher,
La tête d'un trépassé.
4. Ses amis, bien au contraire,
Blamèrent fort son dessein,
Disant que c'était vilain,
Et que c'était téméraire ;
Qu'il avait de très grands torts.
D'aller insulter les morts
5. Lui qui ne faisait qu'en rire,
S'en fut dès le même soir,
Dans un cim'tière, il faut croir'
Il en prit un' sans rien dire,
L'apporta à son logis,
Puis il l'arrangea ainsi :
6. Il alluma deux chandelles,
Qu'il mit tout droit dans les yeux
Et il l'attacha au mieux,
Sur sa tête criminelle ;
S'enveloppa d'un drap blanc,
Ayant min' d'un revenant.
7. Il s'en va par tout' la ville,
Faisant de grands hurlements,
Faisant peur à bien des gens.
Tous, grands, petits, femm' et filles,
Chacun se serrait chez eux
De voir ce fantôme affreux.
8. Quand il n'eut plus de lumière,
Entre onze heur' et minuit,
Il s'en retourna chez lui.
Passant proche du cimetière,
Il jeta la tête ainsi,
En lui disant : mon ami,
9. Demain pour ta récompense,
De t'avoir fait tant courir,
Je t'invite de venir
Souper chez moi sans doutance.
Ne manque pas, si tu veux.
Nous boirons un coup, tous deux.
10. Après cette belle affaire,
Il s'en fut droit s'y coucher,
Sans comprendre, ni penser
A ce qu'il venait de faire.
Dormit jusqu'au lendemain,
Sans se souvenir de rien.
11. Mais le lendemain au soir-e
J'en frémis rien qu' d'y penser,
Pendant qu'il 'tait à souper,
A manger, à rire, à boire,
La mort s'en vint le trouver
Comme il l'avait invité.
12. Il frapp' trois coups à la porte ;
La servante fut ouvri'.
Mais aussitôt qu'elle le vit,
Elle tomba demi-morte.
En voyant le revenant,
Ferma la port' brusquement.
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