L'anguille n'est que rarement présente
dans la chanson pour ses seules qualités gustatives. N'en déplaise
aux gastronomes, c'est dans la métaphore qu'elle y a gagné sa
place. L'histoire de la mère et sa fille qui se disputent une
anguille trouvée dans une gerbe de blé est sans doute la plus
connue. L'anguille frétille, se dérobe, est insaisissable, elle a
toutes les qualités pour faire un bon sujet de chansons coquines ou
à double sens. C'est le cas ici où elle partage la vedette avec un
membre de ce clergé que la chanson populaire aime bien brocarder.
Nous avons dit populaire et non pas
traditionnelle. La nuance est parfois subtile mais, encore une fois,
si cette histoire a trouvé place dans le répertoire d'un chanteur
« de tradition », on en connaît pourtant l'auteur.
Pour lire la suite et écouter la
chanson :
L'anguille de la rivière à la
table était le thème de la veillée-concert que nous avons
organisée le mois passé à la demande du musée de l'Erdre à
Carquefou, à l'occasion d'une exposition sur ce thème. Parmi toutes
les chansons répertoriées, le père Boniface a eu son petit succès.
Elle a été collectée en Brière, par Raphael Garcia, chez M.
Aoustin, de Saint Joachim. Malgré la popularité de l'anguille dans
cette partie de la Loire-Atlantique, cette histoire plaisante et
grivoise n'est pas issue de la tradition locale. Nos recherches nous
ont permis d'en trouver l'auteur, un certain Eugène Coutray de
Pradel (1787-1857). Elle figure dans un recueil de chansons qu'il a
publié en 1822 (1).
L'auteur se définit lui même comme
« Membre correspondant des soupers de Momus ». Dans la
vogue des goguettes et autres sociétés chantantes du 19ème siècle,
les soupers de Momus réunissaient des chansonniers issus de la bonne
société, autours de repas chez un restaurateur parisien. Les
chansons composées pour la circonstance ont été publiées chaque
année, de 1813 à 1828. Notre auteur n'était pas membre titulaire
de cette société (seulement correspondant) mais composait, dans la
même veine que ses collègues, des chansons de table, d'amour, etc
Vue par son auteur, l'aventure du père
Boniface est définie comme une chanson « croustilleuse ».
Il explique : « J'ai lu cette anecdote dans l'ancien
Almanach Puce (2). M. Guichard en a fait un conte en vers ; j'en
ai fait une chanson. Honni soit qui mal y pense ».
Nous ajoutons le texte intégral de
cette version originale à celui collecté en Brière. Il n'a pas
subi de transformations majeures, même si les paroles ont été
changées. On est bien là dans un processus de transmission orale où
la compo d'origine subit les mêmes déformations que toute chanson
d'un auteur anonyme.
Félix Aoustin n'est plus là pour nous
raconter comment cette chanson a intégré son répertoire. On
suppose qu'elle devait être appréciée dans les repas, les
veillées. En la reprenant, à vous de continuer la voie des
disciples de Momus. Une divinité qui n'a, dans la mythologie, qu'un
rôle mineur : dieu de la raillerie, des critiques malicieuses
et des bons mots. Bref, un bouffon ou un boute en train ! On ne
peut pas demander à toutes les chansons de véhiculer des messages
ou des bons sentiments.
notes
1 - Les étincelles: recueil de chants
patriotiques et guerriers, de chansons de table et d'amour, par
Eugène Coutray de Pradel, Membre correspondant des soupers de Momus,
chez les marchands de nouveautés, Paris 1822
2 - l'almanach Puce ou Almanach
nouveau de l’an passé était un recueil satirique imprimé à
Genève à la fin du 18ème siècle
interprète : Janig Juteau avec
la participation de Martine et Daniel Lehuédé et Jean-Louis Auneau
source : Félix Aoustin, de
Saint-Joachim (Loire-Atlantique), collecté par Raphaël Garcia en
mai 1991
auteur :
Eugène Coutray de Pradel, en 1822
Le père Boniface (version Aoustin)
S’en allant prêcher le carême
L’père Boniface a rencontré
Sur le chemin de la chapelle
Arthur qui venait de pêcher
Il lui fit cadeau d’une anguille
Une anguille d’excellent morceau
Bien qu’il soit prêt de monter en
chaire
Le moine accepta le cadeau
Attiré par la gourmandise
Boniface n’avait pas songé
Que tout l’monde était dans l’église
Et d’son fardeau restait chargé
Que vais-je faire de cette anguille
Il lui vient un moyen fort bon
Il releva sa souquenille
L’attacha avec un cordon
Le brave Boniface monte en chaire
Tenant son anguille attachée
Il prononce un sermon sévère
Dont tout l’auditoire fut touché
Mais son aiguille frétillante
Qu’il avait si bien attachée
Soulevait sa robe mouvante
Laissant ainsi trop à penser
Les mamans sont très en colère
Les jeunes filles baissent les yeux
L’père Boniface d’un ton sévère
Dit ; j’connais l’objet
scandaleux
Il releva sa houppelande
Et leur fit ainsi la leçon
Vous croyez que c’est de la viande
Mais non, mesdames, c’est du
poisson !
L'anguille (version originale)
Un jour le frère Boniface
Sur le carême allait prêcher
Par hasard, auprès de lui passe
Guillot qui venait de pêcher
Le villageois offre au bon père
Une anguille d’excellent morceau
Quoique prêt de monter en chaire
Le moine accepta le cadeau
Excité par la gourmandise
Boniface n’a pas songé
Que tout le monde est à l’église
Du poisson il reste chargé
Où diable mettre cette anguille
Mais je trouve un moyen fort bon
Et sous son ample souquenille
Il l’attache avec un cordon
Il se montre enfin dans sa chaire
Croyant le poisson bien caché
Il parle, il prend un ton sévère
Dont tout l’auditoire est touché
Bientôt l'anguille frétillante
Qu’il n'avait pu bien enlacer
Agite sa robe mouvante
Et donne beaucoup à penser
D'abord les mamans sont surprises
Les fillettes baissent les yeux
On rit, le moine est dans les crises
Mais voyant l’objet scandaleux
Il relève sa houppelande
Et leur fait ainsi la leçon
Vous croyez que c’est de la viande
Mais non, mesdames, c’est du
poisson !.
Bonjour
RépondreSupprimerUn grand Merci pour cette publication que je découvre aujourd'hui.
Le Père Boniface, nous l'appelions "l'Anguille" que mon père racontait souvent lors des repas de famille.Je retrouve la version originale plus proche de celle que mon père connaissait j'ignore d’où il la tenait (originaire de l'Aube).
Merci encore pour votre travail de mémoire très important.
Bonnes fêtes de fin d'année en chansons......
Patrice Simon