vendredi 30 janvier 2015

90 - Les matelots de terre neuve (la courte paille)

Nous venons juste d'échapper au régime hyper calorique des galettes des rois à la frangipane pour entrer dans le cycle des crêpes de la chandeleur, en attendant les bottereaux de mardi gras. Autant dire que nos soucis alimentaires sont bien éloignés du texte chanté cette semaine.
Comment une terrible complainte qui traite d’anthropophagie est elle devenue un tube des chansons enfantines ? Comment a-t-elle fait le tour des mers européennes ? Où a-t-telle pris sa source, d'une légende ou d'un fait réel ? Nous laisserons à d'autres le soin de l'expliquer. Certains l'ont fait de manière fort détaillée (1). Le point commun entre toutes ces chansons ou on frise le cannibalisme, c'est la façon de tirer au sort « à la courte paille ». Les autres éléments varient avec les latitudes et le temps. Depuis que de hardis navigateurs s'aventurent sur les mers le ravitaillement a toujours posé problème. Il ne manque pas de chants de marins pour se plaindre du régime imposé à bord.
La présence dans un grand nombre de versions de trois galions d'Espagne peut faire penser aux trois caravelles de Colomb dont les marins menacèrent...
pour lire la suite et écouter la chanson

... de se mutiner à cause de la longueur du voyage « sans jamais terre y aborder ». Le mousse qui aperçoit la terre pourrait bien être ce marin de la Nina qui eut le premier les Caraïbes en vue.
Si nous suivons l'hypothèse de Doncieux qui voit cette chanson « évidemment originaire du littoral de la France d'oïl et plutôt, à tenir compte de son principal foyer, du littoral breton ou poitevin », force est de constater que cette version à bien évolué. Sinon comment expliquer la présence de marins de Terre Neuve dans cette version collectée au Dresny, village assez éloigné des traditions maritimes.
La courte paille est connue sur toutes les mers, avec des versions spécifiques en Provence, en Catalogne ou au Portugal, en Angleterre, en Norvège et même en Islande. Toutes ne connaissent pas une fin heureuse, en particulier certaine gwerz où le matelot n'a pas la chance d'apercevoir des bergères qui gardent leurs moutons mais une procession qui se rend au cimetière. Au lieu d'épouser la fille du capitaine il aura droit à l'extrême onction du recteur. Ça ne rigole pas toujours en Basse Bretagne !
Pour en revenir aux versions collectées près de chez nous, toutes aboutissent aux tours de Babylone et au pays de Barbarie. Ces références bibliques et méditerranéennes renvoient probablement à une version originelle ancienne. Curieux de constater que même en partance pour les bancs de Terre Neuve on puisse dériver vers ces rivages. Ce sont, bien sur, des lieux mythiques où l'imaginaire rejoint parfois la réalité des bergères et du clocher ou des moulins, plus connus du chanteur (2).
Nous entrons là dans l'univers magique des chiffres. Trois, comme trois navires, galions, matelots du port St Jacques, belles bergères...Sept, comme sept ans sur mer. Au 19ème siècle des auteurs de vaudeville se sont emparés du thème et des paroles pour aboutir à la version que tout le monde connaît. Des trois galions on est passé au petit navire ; de l'univers merveilleux on est passé au monde de l'enfance qui adore les histoires à faire peur. Qui d'entre nous ne s'est jamais identifié au petit mousse risquant d'être bouffé tout cru (3) comme au petit poucet menacé par l'ogre ?
Et pour en revenir au menu proposé à bord, avant d'envisager de sacrifier un membre d'équipage, une version d'outre-atlantique (4) précise « avons mangé nos chiens nos chats, jusqu'au courroies de nos souliers ». Cette description est aussi présente dans une version anglaise de la courte paille !
Bon appétit.


notes
1 – Deux sources en particulier : L'analyse faite par Doncieux et Tiersot dans le romancero populaire de la France publié en 1896 et disponible via Gallica – Une autre analyse avec les textes de versions étrangères à cette adresse 
2 - tout comme dans Auprès de ma blonde: « les tours de Notre Dame et le clocher de mon pays ».
3 – ou avec de la sauce blanche, selon les versions.
4 – dans « le rossignol y chante » de Marius Barbeau, p. 435.

chanson tirée de chansons de Brière, de saint Nazaire et du pays guérandais de F.Gueriff tome 3, p 335 - vient du fonds Soreau, air 27, chanté par Alphonse Rolland à Saint Joseph du Dresny le 17 mai 1894
interprètes : Dominique Juteau, Daniel Lehuédé, Jean-Louis Auneau, Janig Juteau, Martine Lehuédé
catalogues : Coirault 7103 la courte paille - Laforte 1 B 13 la courte paille

Les matelots de terre neuve

Les matelots de terre neuve
Pendant sept ans ont navigué
sans pouvoir terre aborder

Au bout de la septième année
que sur mer ils ont navigué
Le pain, le vin leur a manqué

Faut tirer à la courte paille
Lequel d'entre eux sera tué
Lequel d'entre eux sera mangé

Le maître a fait tirer les pailles
la plus courte lui a resté
C'est donc lui qui sera mangé

A-t-appelé son valet Pierre
Le voudrais tu là haut monter
Voir si la terre est éloignée

Pierre il a monté z à la hune
A la grand hune il a monté
A regardé de tous cotés

Courage, courage mes camarades
Je vois la pointe d'un clocher
La terre n'est pas éloignée

Je vois de grands bœufs dans la plaine
Je vois des moutons dans les prés
Et des bergères à les garder

Je vois maintenant des hirondelles
Je vois des moineaux voltiger
Près des maisons dans les landiers

Je vois des cheminées qui fument
Pour nous préparer à dîner
Le maître il ne fut pas mangé


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