samedi 14 mars 2020

331 - La blanche biche


Biche, oh ma biche, lorsque tu soulignes, au crayon noir, tes grands yeux...Ah!, c'est vrai qu'il est fort, Alamo (1), pour la métaphore cynégétique. Mais, bien avant les années yé-yé, la biche a tenu la vedette d'une chanson qui, pour être une des plus anciennes du répertoire, n'en conserve pas moins un accent très actuel. Sauf à vouloir la prendre au premier degré comme une histoire de chasseurs à caractère merveilleux, son fonds nous parle d'un sujet récurent où les acteurs tiennent deux rôles intemporels: prédateur et victime.
Pour écouter la chanson et lire la suite:


Combien de fois a-t-elle été enregistrée cette complainte, du 33 tours au CD, par tout ce que la vague folk des années 70 compte de groupes comme Malicorne, Tri Yann, Crèche, Grand-mère funnibus ou Gratton labeur... ou d'interprètes comme Serge Kerval et Guy Béart, pour n'en citer qu'un petit nombre. Le plus souvent les folkeux (2) se sont servis d'une seule source, avec une seule mélodie, tirée du livre des chansons d'Henri Davenson (3). Celui ci précise pourtant que l'air utilise le timbre d'une autre chanson. Armand Guéraud, au 19è siècle, avait noté lui aussi la version que nous vous proposons, recueillie à Machecoul. Dans ses commentaires de cette publication, Joseph Le Floc'h précise qu'il s'agit d'une “mélodie notée pour la toute première fois en France...D'autres proches parents viendront confirmer plus tard, qu'elle est bien en voie de disparition, au profit de l'air généralement associé à la chanson des oreillers”. Comme souvent, c'est de l'autre coté de l'Atlantique qu'il faut aller chercher des versions utilisant une mélodie similaire, “démontrant s'il en est besoin, que le répertoire canadien, fut-ce encore aujourd'hui, nous livre fréquemment des images antérieures à celles des recueils de nos folkloristes français”(4).
La blanche biche a tout de même été recueillie de façon significative dans tout l'ouest de la France. Cela ne signifie rien sur son origine puisque le thème existe dans d'autres contrées européennes, jusqu'en Scandinavie. Quoi qu'il en soit, toutes les versions connues (en France) ont été collectées au 19è siècle. On ne chante plus ce genre de complainte aujourd'hui. Dans le trash ou le gore, le cinéma a fait beaucoup mieux depuis.
La transformation d'un humain en animal, dans les contes comme dans les chansons, peut avoir des raisons très différentes. Il s'agit parfois d'une échappatoire comme dans le cas de la jeune fille changée en canne (voir chanson n° 26 en octobre 2013). Il est parfois question de malédictions, ce qui pourrait bien être le cas ici. Plusieurs versions notées en Acadie par Geneviève Massignon parlent d'un sort jeté par des fées. La fée est d'un naturel susceptible!
Il vaut mieux éviter de prendre au premier degré l'épisode du repas au château, qui relève du cannibalisme. Si le frère est choqué d'avoir tué et mangé sa sœur au point d'en devenir instantanément végétarien, que dire alors de la mère. Si elle n'intervient pas dans notre version, dans d'autres elle s' écrie :
Sainte vierge Marie faut-il
Qu' j'aurais mangé du cœur de ma fille,
attrape un poignard et se le plante dans le cœur, histoire d'en rajouter dans l'aspect dramatique.
On aurait sans doute également tort de vouloir interpréter cette histoire avec nos arguments actuels, même si la situation correspond effectivement à un thème assez intemporel. Chasseur et chassée, prédateur et victime, attention à ne pas se méprendre sur les intentions en chantant cette chanson. N'est-ce pas de la même veine que les métamorphoses ? En beaucoup moins “soft” évidement.
Dans cette chanson, le frère de la jeune fille est souvent prénommé Renaud. Un prénom à la mode ancienne que nous retrouverons dans d'autres complaintes. Présentement le frère de Marguerite s'appelle René. Ailleurs on trouve encore Honoré; des prénoms qui ont en commun une certaine assonance.
Pour finir quelques précisions sur un vocabulaire suranné : les hasiers sont des fourrés d'arbustes et de broussailles, la ressie c'est l'heure du goûter, le milieu d'après midi, et les landiers sont des gros chenets pour les grillades.
Pour les recettes de biche grillée, voyez marmiton.com;
Pour la recette de la biche aux abois melba, voyez Pierre Desproges.
A bientôt pour de nouvelles complaintes.

notes
1 – pour les plus jeunes d'entre vous: “Ma biche” chanson de Frank Alamo en 1963. Les calembours approximatifs sont une marque de fabrique de ce blog qui déteste se prendre au sérieux. Qu'on se le dise.
2 – Guy Béart, folkeux ! C'est du grand n'importe quoi dans ce blog ! Ceci dit, le terme n'a pour nous rien de péjoratif.
3 – Henri-Irénée Marrou pour les intimes; un historien spécialiste de la musique ancienne.
4 – chants populaires du pays nantais et du bas Poitou, recueillis par Armand Guéraud; édition critique de Joseph le Floc'h (FAMDT / Modal – 1995)

interprète: Barberine Blaise
source : « Vieilles chansons du pays Nantais », volume VI, chanson N° 51 – chantée à Machecoul (44) en 1867 par Jenny Monnier, originaire de Paulx (communiquée à Abel Soreau par Gabrielle Praud de la Nicollière)
Catalogue P. Coirault : La blanche biche (Saints - N° 08910)
Catalogue C. Laforte : La blanche biche (I, B–01)

Celles qui vont au bois, c'est la mère et la fille
L'une s'en va chantant, l'autre se désespère
Qu'avez-vous à pleurer Marguerite ma chère

J'ai un grand ire au cœur qui me fait pâle et triste
Je suis fille le jour, la nuit la blanche biche
La chasse est après moi par haziers et par friches

Et de tous les chasseurs, le pire ma mère, ma mie
C'est mon frère René, vite allez qu'on lui di-e
Qu'il arrête ses chiens, jusqu'à demain, ressie

Arrête tes chiens René, arrête je t'en prie
Trois fois les a cornés sans que pas un l'ait ouï
La quatrième fois la blanche biche est pri-e

Mandons le dépouilleur qu'il dépouille la bête
Mais le dépouilleur a dit : il y a encore méfaite
Elle a sein d'une fille, blonds cheveux sur la tête

Quand ce fut pour souper, que tout le monde vienne vite
Nous voici tous assis hors ma sœur Marguerite
Quand je la vois venir, ma vue est réjouie

Vous n'avez qu'à manger, tueur de pauvres filles
Ma tête est dans le plat, et mon cœur aux chevilles
Le reste de mon corps devant les landiers grille

Le bras du dépouilleur est rouge jusqu'à l'aissène
Dans le sang que ma mère avait mis dans nos veines
J'ai laissé boire mes chiens, comme à l'eau des fontaines

Pour un si fort malheur, je ferai pénitence
Serai pendant sept ans, sans mettre chemise blanche
Et j'aurai sous l'épine, pour toit rien qu'une branche

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