vendredi 7 novembre 2014

79 - Les mystères de l'Erdre

Y-a-t-il crime ou accident ? C'est la question sans vraie réponse que pose cette chanson publiée sur feuille volante vers la fin du 19ème siècle. Ce fait divers a tenu en haleine le public nantais à une époque où les chansons servaient à relater sous forme de mélodrame ce qui ferait aujourd'hui un titre du journal télévisé. La relation des faits sous cette forme permettait une certaine fantaisie dans le détail et quelques pointes d'humour. La forme n'échappe pas à la règle du genre : crime et châtiment, avec une insistance particulière sur la condamnation du criminel et une morale propre à rassurer le bon peuple avide de sensations.
Comme la majorité des complaintes criminelles, celle ci se chante « sur l'air de Fualdès » ; un timbre qui connut un succès inégalé des années 1800 jusqu'à la première guerre mondiale. Cette histoire lamentable nous permet d'ouvrir une parenthèse dans la tradition orale, même si la diffusion de feuilles volantes reste une forme de tradition orale puisque destinée aux chanteurs des rues et à leur auditoire.
écouter la chanson et lire la suite


Nous n'avons pas réussi à obtenir plus de précisions sur ce fait divers. Une recherche chronologique dans les journaux nantais serait fastidieuse. Seuls quelques détails permettent de le situer dans le temps, comme une référence à la chanson de Pandore (1) par exemple. La version que nous avons enregistrée sert d'illustration musicale au musée de l'Erdre à Carquefou (2) . Elle n'est qu'un résumé de la version originale et de ses 48 couplets !
Depuis l'assassinat du procureur Fualdès à Rodez en 1817 bien des complaintes criminelles ont été composées sur le même modèle et le même timbre.
Ces complaintes présentent toujours les mêmes caractéristiques : une accroche, du genre « écoutez peuple de France... », destinée à capter l'attention des auditeurs. Ensuite un descriptif assez banal de la situation, suivi d'une dramatisation croissante jusqu'à l'exposé du drame lui même. La recherche du détail sordide est aussi une constante de ces chansons. La mort de Fualdès avait placé la barre très haut dans ce domaine. La tenancière de l'établissement fatal y recueillait le sang de la victime dans un baquet « y mettant un peu de son, ce sera pour mon cochon ».
Dans les mystères de l'Erdre, le sordide est atteint avec l'autopsie de Constance. L'auteur de la chanson a-t-il voulu choquer les auditeurs ou simplement faire un bon mot ? Voilà un mystère de plus.
Le timbre est aussi facile à versifier qu'à chanter. C'est sans doute ce qui explique sa reprise fréquente pour ce type de chansons. Sa diffusion était assurée depuis longtemps grâce au retentissement de l'affaire Fualdès. Elle fut l'une des plus grandes énigmes criminelles de l'histoire à cause de ses zones d'ombre propices aux débordements de l'imagination. Des relents politiques et des erreurs de procédure ayant ajouté à la confusion, le coté tragi-comique du genre était assuré d'un succès qui s'est poursuivi jusqu'à l'invention de la TSF et du journal parlé. Sur le modèle de Fualdès ce sont des dizaines de complaintes qui ont été composées sur des événements de portée parfois simplement locale. Les archives de Dastum 44 en recensent plusieurs rien que pour la Loire-Atlantique.
Pour terminer, ajoutons que le titre « air de Fualdès » donné à ce timbre a supplanté celui de l'original, composé sur l'air de la « complainte sur la mort du maréchal de Saxe », qui date du 18ème.

Ajout du 9 juillet 2015: Le mystère de l'Erdre enfin résolu !
Nous en savons aujourd'hui un peu plus sur la chanson « les mystères de l'Erdre ». Nous devons un grand merci à Maxou Heintzen (3), infatigable chercheur et grand spécialiste des complaintes criminelles, grâce à qui l'affaire a pu être datée et précisée.
Au cours de ses recherches, Maxou a retrouvé la feuille volante à la BNF, où elle porte le cachet du dépôt légal 1884. Des précisions importantes sont données par la presse de l'époque, comme vous pourrez le voir sur cet article du“Petit Parisien” du 7 juin 1884 (l'article débute en bas à gauche)  
Voilà donc les indications qui nous manquaient : le crime a eu lieu le 18 janvier 1884. Le procès s'est tenu début juin, et la feuille volante (qui cite le jugement) a été imprimée dans la foulée . L'article suggère le mobile du crime : Constance était enceinte de trois mois et Donatien n'avait aucune intention de l'épouser.
Après sa condamnation, Donatien Hémion a été transporté en Nouvelle Calédonie (4).  

Notes
1 – chanson de Gustave Nadaud composée sous le second empire : « brigadier, répondit pandore, brigadier vous avez raison... ». Le couplet des mystères de l'Erdre qui fait dire à un gendarme « brigadier vous avez tort » figure dans la version intégrale mais n'a pas été enregistré ici.
2 - à visiter : Rue Augustin Fresnel, Carquefou – renseignements sur le site du musée
3 – Jean-François « Maxou » Heintzen, musicien du groupe la Chavannée, est l'auteur de la rubrique Pattes de mouches et rats d'archives dans la revue Trad'magazine. Il se définit lui même comme membre de « l’université de Cherchologie du Centre » et est, en fait, titulaire d’un doctorat d’histoire sur les pratiques musicales des milieux populaires dans le centre de la France.
4 - d'après la base de données qui recense les dossiers individuels des condamnés aux bagnes coloniaux, conservés aux Archives nationales d'outre-mer.


Chanson publiée sur feuille volante
Version arrangée pour l'enregistrement
interprètes : Liliane Berthe (chant) Jean-Louis Auneau (concertina)

Les mystères de l'Erdre  


Il est arrivé sur l’Erdre
Un tragique événement.
Il s’agit de deux amants,
Dont l’un périt sous les herbes…
Ce qui mit sans d’ssus dessous,
Nantes, Bougu’nais et Carquefou.

Donatien aimait Constance,
Constance aimait Donatien.
Donatien l’aimait-il bien ?
On peut en douter d’avance,
Car, après c’qui s’est passé,
Ca peut être controversé.

Or, il advint qu’un dimanche,
Le treizième jour de janvier,
Les voilà partis à pied
De Bougu’nais allant sur Nantes ;
Ils traversent pour deux sous
La Loire, dans l’bac de Trent’moult

Si nous allions voir Peau d’Ane,
Dit Constance à Donatien,
Paraît qu’c’est très chic… ou bien
Arrêtons-nous place Bretagne.
Allons plutôt chez Levreau,
Nous lui louerons un bateau.

On part, on rit, on s’amuse,
Ils rigolent tout leur saoûl ;
Ils s’arrêtent pour boire un coup,
Ils visitent la cambuse
Des restaurateurs de r’nom,
D’la Chapelle et d’son ponton.

Ils y mangent de la friture,
Ils y boivent du vin clairet,
Ils se r’passent le pichet,
Ils r’demandent de la bouture,
Si bien que le jour a fui,
Et qu’on est en pleine nuit.

C’est là que l’horreur commence,
Tous mes sens en sont glacés.
Après tant d’instants passés
Dans la joie et l’abondance,
L’Erdre de change en linceul,
Et Donatien revient seul.

Levreau, qui n’voit plus Constance,
En est dans l’étonnement.
« Ah ! qu’il dit, mon garnement,
Qu’as-tu fait d’ta connaissance ? »
« Bah ! qu’lui répond Donatien,
J’lai laissée chez son parrain. »

Et pour lui fermer la bouche
Il lui offre deux tournées de vin
mais Levreau qu'est un malin
Et qui flaire que'que chos de louche
Mine de rien va tout conter
dans l'oreille de l'autorité

Bientôt une clameur s’élève,
Y’a-t-il crime ou accident ?
L’ont fourre mon Donatien d’dans,
On le terre comme un lièvre.
Le geôlier enthousiasmé
S’écrie : « encore un d’pincé ! »

En vain durant trois semaines,
L’on a fouillé en tous sens.
L’père promet un billet d’cent,
A celui qui lui ramène
Sa pauvre enfant disparue
D’une manière si imprévue.

L’pêcheur Vier dit : « pas la peine,
Que chacun garde son argent,
J’y vais de suite, c’est urgent.»
Il donne un grand coup de senne,
Le ciel seconde ses efforts,
Et l’on voit flotter le corps.

Les médecins examinent
S'il y a ecchymose au cou
Ou s'il y a trace de coups
Tout au long de la victime
A part un certain contact
Ils trouvent le corps intact

En ville, on jase, on pérore,
De la loge jusqu’aux toits ;
Les crieurs sont abois,
Leurs dépêches se dévorent,
Les journaux s’vendent un prix fou,
De Bougu’nais à Carquefou.

Nous voici en cours d’assise,
Donatien est tout penaud.
Malgré qu’il se soit fait beau
Et qu’il ait soigné sa mise,
Il n’a plus son air fendant
Et rit tout jaune en dedans.

Il défile devant la barre
Des quantités de témoins.
Les uns ne se rappellent point,
Les autres confusément narrent ;
Si bien qu’l’affaire est maint’nant,
Plus obscure qu’auparavant.

Enfin, le jury s’prononce,
L’président rend son arrêt…
Quinze ans de travaux forcés,
Qu’sans ménagement il annonce.
Y’a d’quoi fair’ choir à l’envers
Le mortel le plus pervers

Et vous, mères de famille,
Parents, qui m’écoutez tous,
Gardez bien auprès de vous,
Vos enfants, surtout vos filles….
Mêm’ quand ils seraient cousins,
On n’sait jamais leurs desseins !

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