vendredi 14 mars 2014

46 - Mes bonnes gens, je vous supplie

Crimée châtiment ! (1) Non, il n’est pas question dans ces lignes de porter un jugement sur des événements d’actualité. Mais constatons, encore une fois que les chansons sorties d’un autre âge ne perdent rien de leur force évocatrice. Pour une fois il est possible de dater la chanson de la semaine. Quoique cette composition qui fait référence à des événements historiques, emprunte aussi sa forme et son thème à des souvenirs plus anciens.
Le retour du soldat est le sujet de bien des chansons traditionnelles. Engagé ou conscrit, le jeune militaire absent longtemps du pays n’est plus reconnu par ses proches à son retour. Ici, pour une fois, ça se termine bien. Habituellement, il trouve sa bonne amie mariée avec un autre, sa femme avec quelques enfants de plus, quand il n’est pas tout simplement victime de la cupidité de ses parents qui le suppriment par erreur. Le cinéma s’est emparé de ce thème qui évoque aujourd’hui pour la majorité d’entre nous le « retour de Martin Guerre ». Sans remonter jusqu’aux guerres de l’ancien régime ou aux campagnes de Napoléon 1er, voici donc une chanson qui marque l’entrée dans la guerre moderne.
écouter la chanson et lire la suite

En septembre 1854, les troupes britanniques et françaises assiègent Sébastopol, en Crimée, pour empêcher la marine impériale russe de mener des projets d’invasion en Méditerranée. La bataille débute le 17 octobre 1854. Elle s’achève le 8 septembre 1855, après la victoire des troupes françaises sur la ville fortifiée de Malakoff. Les alliés franco-britaniques y ont perdu environ 10 000 hommes, les Russes 13 000. Mais ce sont les épidémies, le scorbut, le choléra qui ont fait le plus de victimes au cours du long hiver de siège : au total près de 100 000 hommes. Cette guerre voit apparaître les premières tranchées, les premiers cuirassés. Ce sont ses horreurs qui donnent à Henry Dunant l’idée de fonder la Croix Rouge pour venir en aide aux blessés sur les champs de bataille.
Les souvenirs de ce conflit persistent dans la toponymie : ville de Malakoff dans les Hauts-de-Seine, quartier de Malakoff à Nantes ; sans oublier le ponts de l’Alma, le boulevard de Sébastopol à Paris...
Le retour des soldats n’a pas été aussi glorieux, pour ceux qui ont eu la chance de revenir. Cette chanson fait donc partie de la longue série des complaintes qui font parler les soldats survivants des guerres modernes. Elles sont de toutes les langues et de tous les continents : « the two brothers » ou «  by the hush »(2) pour la guerre de sécession, ou « Na sopkah Manchurii » pour le conflit russo-japonais de 1905 (3). Elles ont toutes en commun de favoriser la consommation de mouchoirs en papier.
Mais la comparaison la plus évidente est avec la chanson irlandaise « the glens of Aherlow ». Elle raconte les malheurs d'un nommé Patrick Sheehan, engagé pour fuir la famine qui a décimé sa famille, et qui devient aveugle à la bataille de...Sébastopol. Il en est réduit à mendier dans les rues de Dublin ne pouvant même plus rentrer chez lui depuis qu'il a eu la mauvaise idée de se battre pour l'armée anglaise.
Notre soldat de retour au pays a finalement bien de la chance de retrouver les siens. Le texte n'a pas été composé pour la circonstance mais adapté de versions plus anciennes. On peut trouver une chanson similaire dans les « Carnets de route » d'Albert Poulain (4).
Promis, la semaine prochaine on chantera sur un thème plus léger.

Notes
1 - Pas très original ! Le « canard enchaîné » a déjà du le faire une bonne vingtaine de fois ; mais on ne s'en lasse pas.
2 – l'une parle de deux frères engagés l'un au nord l'autre au sud ; la seconde est vécue par un émigrant irlandais mêlé à un conflit qui lui fait encore plus regretter son pays
3 – Sur les collines de Mandchourie est un tube du folklore russe qui commémore la déroute de la bataille de Mukden le 10 octobre 1905. Des milliers de morts et seulement quatre survivants. Qui dit mieux ?
4 - « Voudriez vous me permettre en passant » p. 35 des carnets de route d'Albert Poulain – éditions Dastum / Presses universitaires de Rennes

Mes bonnes gens, je vous supplie

Mes bonnes gens, je vous supplie de grâce
De m’accorder bonne hospitalité
Car en tous lieux, pour un soldat qui passe
Il faut avoir un peu d’humanité

Oh, j’ai reçu bien plus d’une blessure
Dont je prétends vous faire le récit
J’ai bien souffert, déjà, je vous assure
Donnez-moi donc logement pour la nuit

Allez, allez, mon brave militaire
Nous ne pouvons pas ici vous loger
Etant réduits à l’affreuse misère
Allez, mon brave, il n’y faut plus penser

Hélas, grand dieu, serait-il donc possible
D’aller si loin en répétant ces mots
Ma bonne dame, vous seriez plus sensible
Si vous aviez un fils sous les drapeaux

Hélas, mon dieu, ces paroles me frappent
Je sens mon cœur à l’instant se briser
Entrez, entrez, c’est ici votre place
Et j’ai besoin de vous interroger

D’où venez-vous, mon brave militaire
D’où venez-vous et de quel régiment
Au trente-cinquième, engagé volontaire
Sébastopol a vu couler mon sang

Hélas, mon dieu, c’est dans c’régiment même
Qu’était parti notre pauvre Victor
Mains maintenant mon chagrin est extrême
Car j’en suis sûre, notre pauvre fils est mort

Consolez-vous, bon père et bonne mère
Je n’y tiens plus car vous m’attendrissez
Vous n’aurez plus de chagrin sur la terre
Je suis Victor, le fils que vous pleurez

Vivez en paix, que rien ne vous chagrine
Pour mon pays j’ai montré mon ardeur
Pensant à vous, j’ai là, sur ma poitrine
Fait attacher l’étoile de l’honneur.

source : non identifié, à Malville, le 18 avril 1894 - collecte d'Abel Soreau
interprète : Bruno Nourry
catalogue P. Coirault : Bonsoir, nos braves gens 06913 et le retour du fils militaire 06914

et en bonus, le texte de « Glens of Aherlow »
tel que chanté par Ron Kavana (CD Home fire – Topic SPDCD 1043 - 1991)


My name is Patrick Sheehan, and my years are thirty-four;
From Galbally my native place, at the foot of Galtymore;
I came of honest parents, but now they're lying low;
Though' many's the pleasant days we spent in the Glen of Aherlow.

My father died; I closed his eyes, outside the cabin door;
For the landlord and the bailiffs too, were there the day before,
And then my lovin' mother, and my sisters three, also,
Were forced to go with broken hearts, from the Glen of Aherlow

For three long months, in search of work, I wandered far and near;
Till I went to the poorhouse to see my mother dear;
The news I heard near broke my heart, but still in all my woe,
I blessed the friends who made their graves in the Glen of Aherlow.

Bereft of home and kit and kin, with plenty all around,
I starved within my cabin, and slept upon the ground;
But cruel as my lot was, I never did hardship know,
Till I joined the English army, far away from Aherlow.

Rise up there," cried the corporal, "Ya bastard Irish hound!
Why can't you hear the bugle, its call-to-arms to sound?"
I found I had been dreaming of the days long, long ago,
And I woke upon Sebastopol, and not in Aherlow

I tried to find my musket, how dark It seemed that night!
But sacred heart of Jesus, it was still broad daylight!
And when I found that I was blind, my tears began to flow,
And I wished for even a pauper's grave at home in Aherlow.

A poor neglected mendicant, I wander Dublin's streets
My nine months' pension it being gone, I beg for all of me needs;
As I joined my country's tyrants, my face I could never show,
Amongst my dear old neighbors in the Glen of Aherlow.

So Irish youths, dear countrymen, take heed in what I say;
For if you join the English ranks, you'll surely rue the day
And whenever you're tempted, a-soldiering for to go
Remember poor blind Sheehan from the Glen of Aherlow

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