Crimée
châtiment ! (1) Non, il n’est pas question dans ces lignes de
porter un jugement sur des événements d’actualité. Mais
constatons, encore une fois que les chansons sorties d’un autre âge
ne perdent rien de leur force évocatrice. Pour une fois il est
possible de dater la chanson de la semaine. Quoique cette composition
qui fait référence à des événements historiques, emprunte aussi
sa forme et son thème à des souvenirs plus anciens.
Le
retour du soldat est le sujet de bien des chansons traditionnelles.
Engagé ou conscrit, le jeune militaire absent longtemps du pays
n’est plus reconnu par ses proches à son retour. Ici, pour une
fois, ça se termine bien. Habituellement, il trouve sa bonne amie
mariée avec un autre, sa femme avec quelques enfants de plus, quand
il n’est pas tout simplement victime de la cupidité de ses parents
qui le suppriment par erreur. Le cinéma s’est emparé de ce thème
qui évoque aujourd’hui pour la majorité d’entre nous le
« retour de Martin Guerre ». Sans remonter jusqu’aux
guerres de l’ancien régime ou aux campagnes de Napoléon 1er,
voici donc une chanson qui marque l’entrée dans la guerre moderne.
écouter la chanson et lire la suite
En
septembre 1854, les troupes britanniques et françaises assiègent
Sébastopol, en Crimée, pour empêcher la marine impériale russe
de mener des projets d’invasion en Méditerranée. La bataille
débute le 17 octobre 1854. Elle s’achève le 8 septembre 1855,
après la victoire des troupes françaises sur la ville fortifiée de
Malakoff. Les alliés franco-britaniques y ont perdu environ 10 000
hommes, les Russes 13 000. Mais ce sont les épidémies, le scorbut,
le choléra qui ont fait le plus de victimes au cours du long hiver
de siège : au total près de 100 000 hommes. Cette guerre voit
apparaître les premières tranchées, les premiers cuirassés. Ce
sont ses horreurs qui donnent à Henry Dunant l’idée de fonder la
Croix Rouge pour venir en aide aux blessés sur les champs de
bataille.
Les
souvenirs de ce conflit persistent dans la toponymie : ville de
Malakoff dans les Hauts-de-Seine, quartier de Malakoff à Nantes ;
sans oublier le ponts de l’Alma, le boulevard de Sébastopol à
Paris...
Le
retour des soldats n’a pas été aussi glorieux, pour ceux qui ont
eu la chance de revenir. Cette chanson fait donc partie de la longue
série des complaintes qui font parler les soldats survivants des
guerres modernes. Elles sont de toutes les langues et de tous les
continents : « the two brothers » ou « by the
hush »(2) pour la guerre de sécession, ou « Na sopkah
Manchurii » pour le conflit russo-japonais de 1905 (3). Elles
ont toutes en commun de favoriser la consommation de mouchoirs en
papier.
Mais
la comparaison la plus évidente est avec la chanson irlandaise « the
glens of Aherlow ». Elle raconte les malheurs d'un nommé
Patrick Sheehan, engagé pour fuir la famine qui a décimé sa
famille, et qui devient aveugle à la bataille de...Sébastopol. Il
en est réduit à mendier dans les rues de Dublin ne pouvant même
plus rentrer chez lui depuis qu'il a eu la mauvaise idée de se
battre pour l'armée anglaise.
Notre
soldat de retour au pays a finalement bien de la chance de retrouver
les siens. Le texte n'a pas été composé pour la circonstance mais
adapté de versions plus anciennes. On peut trouver une chanson
similaire dans les « Carnets de route » d'Albert
Poulain (4).
Promis,
la semaine prochaine on chantera sur un thème plus léger.
Notes
1
- Pas très original ! Le « canard enchaîné » a
déjà du le faire une bonne vingtaine de fois ; mais on ne s'en
lasse pas.
2
– l'une parle de deux frères engagés l'un au nord l'autre au
sud ; la seconde est vécue par un émigrant irlandais mêlé à
un conflit qui lui fait encore plus regretter son pays
3
– Sur les collines de Mandchourie est un tube du folklore russe qui
commémore la déroute de la bataille de Mukden le 10 octobre 1905.
Des milliers de morts et seulement quatre survivants. Qui dit mieux ?
4
- « Voudriez vous me permettre en passant » p. 35 des
carnets de route d'Albert Poulain – éditions Dastum / Presses
universitaires de Rennes
Mes bonnes gens, je vous supplie
Mes
bonnes gens, je vous supplie de grâce
De
m’accorder bonne hospitalité
Car
en tous lieux, pour un soldat qui passe
Il
faut avoir un peu d’humanité
Oh,
j’ai reçu bien plus d’une blessure
Dont
je prétends vous faire le récit
J’ai
bien souffert, déjà, je vous assure
Donnez-moi
donc logement pour la nuit
Allez,
allez, mon brave militaire
Nous
ne pouvons pas ici vous loger
Etant
réduits à l’affreuse misère
Allez,
mon brave, il n’y faut plus penser
Hélas,
grand dieu, serait-il donc possible
D’aller
si loin en répétant ces mots
Ma
bonne dame, vous seriez plus sensible
Si
vous aviez un fils sous les drapeaux
Hélas,
mon dieu, ces paroles me frappent
Je
sens mon cœur à l’instant se briser
Entrez,
entrez, c’est ici votre place
Et
j’ai besoin de vous interroger
D’où
venez-vous, mon brave militaire
D’où
venez-vous et de quel régiment
Au
trente-cinquième, engagé volontaire
Sébastopol
a vu couler mon sang
Hélas,
mon dieu, c’est dans c’régiment même
Qu’était
parti notre pauvre Victor
Mains
maintenant mon chagrin est extrême
Car
j’en suis sûre, notre pauvre fils est mort
Consolez-vous,
bon père et bonne mère
Je
n’y tiens plus car vous m’attendrissez
Vous
n’aurez plus de chagrin sur la terre
Je
suis Victor, le fils que vous pleurez
Vivez
en paix, que rien ne vous chagrine
Pour
mon pays j’ai montré mon ardeur
Pensant
à vous, j’ai là, sur ma poitrine
Fait
attacher l’étoile de l’honneur.
source :
non identifié, à Malville, le
18 avril 1894 - collecte d'Abel Soreau
interprète
: Bruno Nourry
catalogue
P. Coirault : Bonsoir, nos braves gens 06913 et le retour du
fils militaire 06914
et
en bonus, le texte de « Glens of Aherlow »
tel que chanté par Ron Kavana (CD Home fire – Topic SPDCD 1043 - 1991)
tel que chanté par Ron Kavana (CD Home fire – Topic SPDCD 1043 - 1991)
My
name is Patrick Sheehan, and my years are thirty-four;
From
Galbally my native place, at the foot of Galtymore;
I
came of honest parents, but now they're lying low;
Though'
many's the pleasant days we spent in the Glen of Aherlow.
My
father died; I closed his eyes, outside the cabin door;
For
the landlord and the bailiffs too, were there the day before,
And
then my lovin' mother, and my sisters three, also,
Were
forced to go with broken hearts, from the Glen of Aherlow
For
three long months, in search of work, I wandered far and near;
Till
I went to the poorhouse to see my mother dear;
The
news I heard near broke my heart, but still in all my woe,
I
blessed the friends who made their graves in the Glen of Aherlow.
Bereft
of home and kit and kin, with plenty all around,
I
starved within my cabin, and slept upon the ground;
But
cruel as my lot was, I never did hardship know,
Till
I joined the English army, far away from Aherlow.
Rise
up there," cried the corporal, "Ya bastard Irish hound!
Why
can't you hear the bugle, its call-to-arms to sound?"
I
found I had been dreaming of the days long, long ago,
And
I woke upon Sebastopol, and not in Aherlow
I
tried to find my musket, how dark It seemed that night!
But
sacred heart of Jesus, it was still broad daylight!
And
when I found that I was blind, my tears began to flow,
And
I wished for even a pauper's grave at home in Aherlow.
A
poor neglected mendicant, I wander Dublin's streets
My
nine months' pension it being gone, I beg for all of me needs;
As
I joined my country's tyrants, my face I could never show,
Amongst
my dear old neighbors in the Glen of Aherlow.
So
Irish youths, dear countrymen, take heed in what I say;
For
if you join the English ranks, you'll surely rue the day
And
whenever you're tempted, a-soldiering for to go
Remember poor blind Sheehan from the Glen of Aherlow
Remember poor blind Sheehan from the Glen of Aherlow
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