jeudi 29 juin 2023

443 La ballade du Transbordeur

Les ponts de Nantes ont servi ce cadre a bien des chansons traditionnelles (1). On y danse, on s'y marie, on s'y noie, on y vit tout un tas d'aventures. Le franchissement de la Loire et de ses affluents a toujours été un souci pour les nantais et les gens de passage. C'est donc une toute autre aventure, de l'ère industrielle, qui est évoquée dans cette chanson ; celle d'un ouvrage emblématique du port de Nantes hantant encore les mémoires locales 65 ans après sa disparition. Pour lire son histoire nous vous conseillons une visite sur le site Nantes Patrimonia. La chanson en elle même ne parle que d'un événement bien particulier.

Pour écouter la chanson et lire la suite :

Cette chanson a été composée au moment de l'inauguration du pont. Elle est au programme d'une soirée en l'honneur de ses constructeurs. Parlons donc de ces personnages cités dans le texte et de leur réalisation.

Fin 19è siècle la problématique du franchissement de la Loire à Nantes ne doit encore rien à la circulation automobile qui a, de nos jours, multiplié les traversées. En revanche, les ouvriers des quartiers populaires qui doivent se rendre quotidiennement aux usines et chantiers navals situé de l'autre coté du bras nord, doivent faire un grand détour pour emprunter l'unique ligne de ponts traversant le fleuve. A cette époque Nantes mérite encore sa réputation de « Venise de l'ouest ». Le problème qui consiste à édifier un pont qui n'handicape pas le passage des navires a pourtant trouvé une solution. Préféré aux ponts tournants ou levants, le système du transbordeur a été breveté par l'ingénieur Ferdinand Arnodin, « pour résoudre la traversée des passes maritimes, fleuves et estuaires ». Bordeaux, Marseille, Rouen et donc Nantes vont bénéficier de l'invention. Nous sommes en plein essor de la construction métallique qui permet de réaliser des viaducs et des immeubles de grande hauteur. Le monument emblématique de cette technologie est cette fameuse tour de 300 mètres qui fait l'orgueil de la capitale. Arnodin compte d'ailleurs dans ses relations Gustave Eiffel, dont il s'est probablement inspiré. Les comparaisons entre la tour et le pont ne vont pas manquer. Les deux pylônes supportant la travée ont des airs de tour Eiffel miniature. Ce qui explique le couplet revendiquant la filiation maman – petits enfants.

La construction de l'ouvrage nantais est confiée à Virgile Baudin, contremaître qui a déjà à son actif les ponts de Rochefort (2) et de Bizerte (en Tunisie). Le troisième personnage cité est Emile Sarradin, maire de Nantes ayant décidé l'édification du transbordeur. Un vrai coup de chance pour les assonances chansonnières que ces personnages qui se sont donné le mot pour assurer les rimes : Arnodin, Baudin, Sarradin. Il sont rejoints, dans le programme édité pour la cérémonie, par le « sympathique camarade Machin » a qui est attribué le titre d'auteur des paroles. Un calembour qui cache vraisemblablement une œuvre collective. Le mérite en revient à un comité qui ne se prive pas d'être cité dans la chanson : Le CLOU, cercle artistique et littéraire. La soirée festive qui suit l'inauguration (3) regroupe conférence, causeries (dont une sur le thème « si ma tante en avait »!) musiques, chansons ainsi qu'une saynète de Courteline « la lettre chargée ». Il faut dire que les mœurs politiques sous la IIIème république avaient élevé l'art du banquet au rang de sport national.

Le texte évoque les péripéties du choix de l'emplacement. Fallait-il franchir un seul bras de Loire ou les deux ? Aujourd'hui les deux bases du pont en sont les seuls vestiges, à proximité de l'actuel pont Anne de Bretagne. Avant sa mise en service la nacelle fut testée avec des chargements de pavés, allant jusqu'à 85 tonnes (couplet n°8). Le tarif des traversées nous donne une idée de sa fréquentation. C'est 10 centimes pour les piétons en 1ère classe (abritée), les gros animaux (chevaux, bovins) et les véhicules attelés (avec supplément en fonction du poids du chargement) C'est 5 centimes en seconde classe pour le piéton ordinaire, les petits animaux (moutons, chèvres, porcs...) et les vélocipèdes. Comme les véhicules automobiles viennent de faire leur apparition, leur droit de passage est de 40 centimes.

Le pont devient rapidement un symbole de la ville : « Imaginer Nantes sans son transbordeur c'est voir Paris sans tour Eiffel ». La comparaison déjà établie avec la tour ne s'arrête pas là. Si peu d'accidents ont eu lieu - surtout d'animaux affolés – la hauteur de l'ouvrage a attiré les tentatives de suicide. Les aventuriers de tout poil se sont servi du monument nantais comme du parisien. C'est en premier l'aviateur local Alexis Maneyrol qui passe dessous. Quelques années plus tard ce sera la fin tragique de Willy Wolf, acrobate polonais dont le plongeon spectaculaire signe la fin de sa carrière. On retrouve son corps une semaine plus tard en aval de Nantes, au Pellerin.

Malgré son succès médiatique, le pont transbordeur a été démonté en 1958. Secoué par les bombardements de 1943, attaqué par l'usure et la rouille, il n'avait surtout plus le même intérêt économique. La construction du pont Haudaudine, le développement des transports en commun et deux roues, motorisés ou non, on eu raison de sa fréquentation.

Disparu du paysage nantais depuis plus de soixante ans le transbordeur continue a être considéré comme une icône locale. Un rôle pourtant repris aujourd'hui par un éléphant géant. La mémoire du pont n'est pas prêt de disparaître y compris pour des gens qui sont trop jeunes pour l'avoir connu. Que cette chanson puisse y contribuer !

J.L. Auneau


Bibliographie :


Nos informations doivent beaucoup à l'ouvrage de Jean-Paul Bouyer « Vie et mort d'un transbordeur » (voir ci dessous). Sur l'histoire des ponts de Nantes vous pouvez aussi consulter :

Les ponts de Nantes hier et aujourd'hui – Frédéric Veronneau – Coiffard libraire éditeur (1995)

Sur les ponts de Nantes – André Péron – éditions Ressac (1995)

et, bien sur, le site NantesPatrimonia

notes

1 – reportez vous aux chansons 28, le pont de Pirmil, oct. 2013 – 166, le pont du nord, sept. 2016 – 184, le coq qui chante, janv. 2020 – 397, le regret des parents, déc. 2021 – et on en a encore plein en réserve...

2 – le seul qu'on puisse encore admirer de nos jours

3 – l'inauguration officielle a eu lieu le 28 octobre 1903 ; la chanson a été interprétée lors de la soirée du 16 novembre


Interprètes : Jean-Louis Auneau, Jean-Noel Griffisch, Alain Monneron, Nicolas Pinel

Source : Bouyer, Jean-Paul, Vie et mort d’un transbordeur, Nantes, autoédition, 1989

Timbre : Cadet Rousselle – paroles composées en 1903


1. Monsieur l’ingénieur Arnodin

Avec son lieutenant Baudin

Etaient venus dedans nos murs

Se reposer d’travaux bien durs

Voilà qu’en promenant leurs os

Tout au long du quai de la Fosse

Ils virent un p’tit bateau

Qui trimbalait du populo


2. Alors dit Arnobaudin : c’est pas pitié

C’que ces nantais sont épiciers

Voilà d’la civilisation

Comme moyen d’communication

Pour leur faire jaillir la lumière

Et leur décrotter les paupières

En leur montrant l’engin

De la maison Arnobaudin


3. Sans attendre le lendemain

S’en fut trouver l’père Sarradin

Lui dépeignit avec chaleur

L’avantage d’un pont transbordeur

Et par un boniment habile

Empoigna si bien notre édile

Qu’il s’écriait à chaque instant :

« C’est épatant, c’est épatant ! »


4. Quand monsieur le maire eut dit « oui »

L’conseil municipal aussi

Quand on eut l’autorisation

D’une foul’ d’administrations

En ayant décidé en principe,

Arnobaudin fuma sa pipe

Pendant qu’on délibérait

Sur l’endroit ou l’pont s’bâtirait.


5. Chacun avait son p’tit dada :

« Faut l’mettre ici, faut l’mettre là »

Eh bien entendu, les journaux

Allongeaient chacun leurs tuyaux.

Tout l’monde voulait, diable m’emporte,

Avoir le pont devant sa porte

« Que je l’fasse là ou n’importe où,

Disait Arnobaudin, j’m’en fous ».


6. Le point fixé, plus de tabac

Arnobaudin mit habit bas

Alors sans bruit, sans embarras,

Avec deux grues et quelques bras,

Il fit sur l’une et l’autre berge

Pousser deux immenses asperges

Qui finirent un beau matin

Par se donner la poignée d’mains.


7. Voilà comment Nantes, à présent

Compte un superbe monument

Ayant un cachet rigolo

Qui n’se rencontre pas au kilo

Si ce n’est pas la tour Eiffel

C’est toujours ben ces deux d’moiselles

Paris a la maman

Nous avons les petits-enfants.


8. Sitôt que l’pont fut achevé

On lui fit prom’ner des pavés

C’qui permit aux autorités

D’y v’nir en toute sécurité.

On les reçut en grande pompe

Et même on leur rinça la trompe

Les gros bonnets firent des discours

Que personn’ ne trouva trop courts.


9. Pourtant malgré tous ses écrous

A ce pont il manquait un clou

Avant d’le livrer au public

Arnobaudin s’montra très chic.

Il invita les camarades

A venir faire une balade

Voulant que le Clou eut l’orgueil

D’avoir passé le pont à l’œil.


10. Un jour dit le Clou s’amena

Accompagné d’monsieur Villa

Baudin qui r’présentait Arno

Nous fit les honneurs du garno

On but le coup à l’arrivée,

Une accolad’ fut échangée

Puis on nous transborda

Ensuite, on nous retransborda.


11. Quand les cloutiers eurent grimpé

Lorgné, même photographié

Et qu’ils eur’nt tout examiné

Au nez des badauds étonnés

Fallut encor’ boir’ du champagne

C’était comme au pays d’Cocagne

Les bourgeois disaient : « Quels veinards ! »

Et les voyous « Queu tas d’pochards ».


12. Les deux Arnobaudin, ce soir

A leur tour sont venus nous voir

Le patron prépare un laïus

Pour dire qu’ils sont les bienvenus

Je vais lui passer la parole

Faut s’attendre à ce qu’on rigole

Mais avant, crions tous en chœur :

Hourra pour le pont transbordeur !

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