samedi 7 mai 2022

414 Languirai-je toujours ?

Que d'arguments et de serments ne faut-il pas déployer pour obtenir le consentement de sa belle ! Pas sur qu'aujourd'hui cette façon de présenter les choses ait encore quelque succès. Le charme désuet de la chanson que nous vous proposons nous renvoie près de trois siècles en arrière. Son langage est suranné ; seuls les sentiments n'ont pas changé. Voyons un peu comment une aventure qui emprunte à la mythologie grecque et au beau langage des salons de la capitale peut trouver sa place dans la tradition orale.

Pour écouter la chanson et lire la suite :

A vrai dire, toutes les réserves que nous pouvons faire sur la forme de ces couplets devaient déjà être valables au moment et dans le milieu où elle a été recueillie. Parmi les chansons notées à Pornic, vers 1860, par le violoneux Poiraud, celle ci dénote singulièrement. Elle est déjà datée (dans le sens de dépassée) et tranche avec le reste du répertoire. Pastourelles, bergerettes et autres mélodies qui connurent un certain succès avant la révolution sont déjà de l'histoire ancienne.

Pour être plus précis, nous savons exactement quand elle a été imprimée pour la première fois, avant de s'immiscer dans la tradition orale. Cette chanson a été publiée à Paris en 1761 dans un ouvrage intitulé « Le Chansonnier Français, Recueil de Chansons, Ariettes, Vaudevilles & autres Couplets choisis ; avec les airs notés à la fin de chaque recueil ». Celle-ci figure page 166 à 170 dans le tome 9 de ce « chansonnier ». Elle comporte 15 couplets dont seuls trois nous sont parvenus : les 1, 2 et 7. Pour vous permettre de compléter le texte nous ajoutons après ceux contenus dans le « recueil Poiraud » l'intégralité de la chanson originelle (1). Nous avons conservé la graphie d'époque qui abuse un peu des majuscules et est encore hésitante sur certaines conjugaisons (je serait / je seroit, par exemple)

L'auteur anonyme du 18è siècle a titré sa chanson « la plainte utile ». C'est le dernier couplet qui justifie cette appellation :

Amans, pour désarmer vos Belles,
Profitez de cette leçon ;
La plainte est utile auprès d'elles,
Vous l'avez vû par ma Chanson.

Le thème, qui tient à la fois des chansons de bergères et des disputes amoureuses, a donc trouvé sa place dans l'interprétation populaire. Un siècle plus tard elle figure parmi ces « poésies populaires » que les premiers collecteurs commencent à compiler. Toute personne ayant un intérêt pour le collectage des chants traditionnels a pu constater que la récolte inclut des pièces de toutes origines. La notion de chanson ancienne, ou populaire n'est pas la même pour tous et donne fréquemment ce genre de résultat. Ce qui est vrai des collectes les plus récentes l'était déjà au temps de l'enquête « Ampère-Fortoul » (2).

Voilà comment une chanson un peu précieuse, invoquant le dieu Zéphyr et la nymphe Écho, peut se retrouver parmi les airs à danser en rond et les chansons à boire. Pour ce qui est de la musique, l'air originel a été remarquablement conservé. A titre de comparaison, voici une reproduction du timbre donné dans le « Chansonnier Français ».

source: Gallica

Ces couplets tranchent certainement avec la majorité de ceux que nous publions habituellement. Pour revenir sur ce que nous venons de dire, la chanson populaire a de multiples visages. Voilà pourquoi ce blog fait aussi bien la place à des Noëls qu'à des chansons grivoises, à des complaintes sordides qu'à de gentilles histoires d'amour.

La semaine prochaine fera donc place à quelque chose de complètement différent.


Notes

1 – recueil consultable sur Gallica, site de la BnF.

2 – C'est dans le cadre de la fameuse enquête « Ampère-Fortoul » initiée en 1852 que ces chansons ont été notées par le violoneux Poiraud.


interprète : Liliane Berthe

source : 80 chansons du Pays de Retz, recueil du violoneux Poiraud, retranscrit par Michel Gautier (1942) p. 88


A l'ombre d'un ormeau Lisette
Filait du lin tranquillement
Son berger la trouvant seulette
S'en vint lui disant tendrement
Brunette mes amours
Languirai-je toujours

Si quelquefois sur ma musette
Je me plains de ta cruauté
C'est des plaintes qu'au vent je jette
Tu ne m'as jamais écouté
Brunette mes amours
Languirai-je toujours

Quand seul dans nos bois je soupire
Sensible à mon cruel tourment
Zéphyr à l’Écho va le dire
L’Écho répond en soupirant
Brunette mes amours
Languirai-je toujours


le chansonnier français de 1761- recueil n°9 page 166 à 170
Recueil de Chansons, Ariettes, Vaudevilles & autres Couplets choisis.
Avec les airs notés à la fin de chaque recueil.

LA PLAINTE UTILE. (N°. 99.)

A l'ombre d'un Ormeau, Lisette
Filait du lin tranquillement,
Son Berger la voyant seulette
S'en vint lui dire tendrement :
Brunette, mes amours,
Languirai-je toujours

Si quelquefois sur ma musette
Je me plains de ta cruauté,
C'est des plaintes qu'au vent je jette
Tu ne m'as jamais écouté :
Brunette mes amours
Languirai-je toujours ?

Ce jour qu'on dansait au Village,
Je fus pour te donner la main ;
Mais aussi-tôt sur ton visage
Je vis paroître un air chagrin :
Brunette, mes amours,
Languirai-je toujours ?

Un autre jour, qu'il t'en souvienne
Je vins t'apporter un Agneau
Qu'un Loup dans la forêt prochaine
Enlevait de ton cher Troupeau :
Brunette, mes amours,
Languirai-je toujours?

En vain je crus que ce service
Toucheroit ton barbare cœur.
Il me fut un nouveau supplice,
Tu n'en eus que plus de rigueur
Brunette, mes amours,
Languirai-je toujours 

Si pour te faire une caresse
Tu vois même approcher mon chien,
'Tu le traites avec rudesse
,Et le fait mordre par le rien ;
Brunette, mes amours,
Languirai-je toujours?

Quand seul dans nos bois je soupire
Sensible à mon cruel tourment
Zéphyr à l'Echo va le dire,
L'Echo répond en soupirant :
Brunette,mes amours,
Languirai-je toujours?

Ce Ruisseau dont l'eau vive & pure
Grossie des pleurs que je répands,
Redit aussi par son murmure
Qu'il mêle à mes tristes accents :
Brunette mes amours,
Languirai-je toujours?

Le Berger de si bonne grâce
Conçoit son amoureux tourment,
Qu'un jeune cœur, fut-il de glace
Se fût rendu dans le moment.
Chacun doit à son tour
Un tribut à l'Amour.

Aussi, Lisette dans son âme
Sentit naître une vive ardeur,
L'Amour avec un trait de flamme
Venoit de lui percer le cœur.
Chacun doit à son tour
Un tribut à l'Amour,

Lisette sentant sa défaite
Peut-être ne l'eut jamais dit,
Sans que la trop tendre Brunette
Fit un soupir qui la trahit.
Chacun doit à son tour
Un tribut à l'Amour.

Ils étoient seuls dans un Bocage
Je ne sçais ce qui s'y passa ;
Mais Tircis eut été peu sage
S'il en étoit demeuré là.
Chacun doit à son tour
Un tribut à l'Amour.

Beautés dont la rigueur extrême
Réduit mille Amans aux abois,
Un jour vous aimerez de même,
L'Amour ne perd jamais ses droits.t
Chacun doit à son tour
Un tribut à l'Amour

Quand une fois sous son Empire
Ce petit Enfant nous soumet,
On a beau cacher son martyre,
Un rien trahit notre secret.
Chacun doit à son tour
Un tribut à l'Amour.

Amans, pour désarmer vos Belles,
Profitez de cette leçon ;
La plainte est utile auprès d'elles,
Vous l'avez vû par ma Chanson.
Chacun doit à son tour
Un tribut à l'Amour.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire